Entretien à la Revue Socialiste
mars 2005
Quelle définition donneriez-vous du capitalisme contemporain ? Quels traits différencient le capitalisme du XXIème siècle de celui XXème siècle ?
Braudel définissait le capitalisme comme la sphère économique du commerce au loin , de la finance des profits de monopole et des spéculations . Il l’opposait à l’économie de marché , c’est à dire à la sphère de l’échange. Dans une perspective braudelienne. on pourrait parler aujourd’hui d’un capitalisme de la deuxième mondialisation caractérisé par une révolution technologique, une libéralisation des échanges et des mouvements de capitaux mais moins par les mouvements d’hommes à la différence de la première mondialisation, celle de la fin du XIXème siècle Mais ce ne serait qu’une vue partielle.
Avec mes collègues économistes, je pourrais définir simplement le capitalisme comme un régime économique décentralisé basé sur les libertés marchandes et les droits de propriété.Mais la définition manque de spécificité. Depuis l’effondrement des alternatives communistes et tiersmondistes au capitalisme, la propriété et l’échange libre paraissent constituer un horizon indépassable sur toute la surface de la planète..
Dans une perspective à la Polanyi, on peut essayer de cerner les traits de la grande transformation que nous vivons aujourd’hui. Trois évolutions majeures marquent la sphère économique : La mondialisation avec l’accélération des échanges et des exportations de capitaux qu’elle a porté à un niveau sans cesse plus élevé. La révolution des technologies de l’information qui a ouvert un nouveau cycle de consommation et de gains de productivité du travail. La financiarisation enfin de l’économie qui amplifie les deux précédentes. La sphère politique se caractérise quant à elle par deux grandes évolutions : d’une part la constitution d’entités régionales comme Union Européenne, et d’autre part l’apparition de nouveaux organes de régulation au sein et au dehors des états, à l’instar de l’OMC,des banques centrales indépendantes, ou des autorités administratives indépendantes. Ces organes sont des instances qui échappent aux sanctions du suffrage universel, et qui, dotés du pouvoir d’arbitrer, sont devenus des éléments décisifs de la régulation économique.
Peut-on s’arrêter un moment sur les traits du capitalisme contemporain ?
De manière plus analytique, on peut définir les différentes variétés de capitalisme par l’articulation de trois rapports : propriété-pouvoir, salarial, et de régulation.
Le rapport propriété-pouvoir porte notamment sur la répartition de la détention du capital, les droits liés à cette détention, et le financement des entreprises.
Le rapport salarial porte sur le statut du salarié dans l’entreprise, le degré d’encadrement des conditions de mobilisation de la force de travail, et les mécanismes de protection sociale.
La troisième rapport porte sur le rôle de l’Etat en matière de régulation de l’activité économique.
Si l’on se limite à présent à la seule dimension propriété-pouvoir, deux évolutions majeures sont intervenues au cours des vingt dernières années : la révolution des droits de propriété et la désintermédiation du financement des entreprises.
Le retour des droits de propriété a pris une forme visible avec la conversion des entreprises au discours et à la pratique de la création de valeur pour l’actionnaire. Souvenons nous il y a simplement une vingtaine d’années on parlait encore de pouvoir de la technostructure, d’entreprises qui conciliaient intérêts des salariés, des actionnaires et des consommateurs , le capitalisme des « parties prenantes » dominait partout, ; on parlait même d’entreprises citoyennes. Le credo a radicalement changé dans les années 90 : l’entreprise, depuis, doit maximiser la création de valeur pour l’actionnaire et ses dirigeants ne doivent obéir qu’à un maître : l’actionnaire.
La deuxième grande transformation du capitalisme est la désintermédiation du financement de l’économie, ou, autrement dit, la financiarisation de l’économie. L’ouvrage de Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, opposait le capitalisme intermédié rhénan, caractérisé par le contrat social institutionnalisé et le financement par les hausbank au modèle américain du capitalisme financier, marqué par le contrat d’entreprise et la finance de marché. Les capitalismes français et allemand ont longtemps été des capitalismes intermédiés. En Allemagne, les banques, les institutions, les partenaires sociaux étaient tous partis prenantes du contrat social. Le capital était limité par le compromis social ; les détenteurs ultimes du capital n’étaient pas ceux qui exerçaient le pouvoir du capital. Les banques prêtaient aux entreprises, elles collectaient les droits de vote des actionnaires, elles siégeaient dans les conseils et garantissaient ainsi les stratégies industrielles de long terme. Dans le modèle français traditionnel, l’Etat jouait un rôle majeur dans la régulation économique, dans l’élaboration du contrat social, et dans l’articulation capital/pouvoir. A l’inverse, le modèle américain était celui du capitalisme de marché financier. Dans ce modèle, les entreprises se financent directement sur le marché, en faisant appel à l’épargne des ménages.
La grande évolution des 20 dernières années réside dans le recul du capitalisme intermédié. En France, ce recul se manifeste par le retrait de l’Etat de finance avec les privatisations et le repli du Trésor. En Allemagne, il s’exprime par le désengagement des grandes banques allemandes et de leur rôle de tête de réseaux des entreprises.
Cette évolution s’accompagne du développement d’une industrie financière, chargée d’analyser, de placer, d’assurer, de noter, de gérer le capital et son évolution. Ces rôles étaient autrefois occupés par l’Etat, ou les grandes banques, acteurs centraux de l’octroi de crédit. Dorénavant, l’analyse du risque est opérée par cette nouvelle industrie : la référence n’est plus le crédit, mais le capital action, l’equity. L’action, la fraction de capital, par définition n’est pas intermédiée. L’épargnant souscrit au capital d’une entreprise soit directement soit via une Sicav, un fonds de pension. Dans ce contexte, la relation capitaliste change de nature.
Cette évolution vers un capitalisme de marchés financiers a connu sa forme paroxystique dans les années 90 et s’est traduite par deux crises majeures : l’éclatement de la bulle internet et le krach d’Enron. Il s’agit bien d’une révolution. Aujourd’hui, la logique dominante est celle du shareholders avec comme objectif la maximisation de la valeur pour l’actionnaire. Le défi pour ce nouveau capitalisme est par conséquent de faire coïncider, d’aligner les intérêts des salariés sur les intérêts des actionnaires. Les stock-options, la distribution gratuite d’actions sont les principales réponses mises en place par le nouveau management salarié. Hier on était encore dans une logique galbraithienne, l’entreprise était une instance d’arbitrage qui conciliait des intérêts divergents : les intérêts du consommateur à travers la baisse de prix, les intérêts des actionnaires à travers les dividendes, et les intérêts des salariés à travers la redistribution de la richesse créée. Bref le management de l’entreprise reposait sur le modèle du stakeholders, modèle de conciliation d’intérêts divergents.
La financiarisation de l’économie est-elle une tendance lourde ou bien l’aboutissement d’un processus ? Le capitalisme a-t-il vraiment convergé ?
Le capitalisme a convergé dans sa dimension propriété-pouvoir. Comme je le soulignais au départ, cette dimension n’est qu’une des trois dimensions du capitalisme. On constate en effet que le rapport salarial, ainsi que le rôle régulateur de l’Etat restent trés contrastés suivant les pays. Afin d’éviter cette confusion sémantique, je préfère pour ma part réserver le terme de capitalisme à la seule dimension patrimoniale et de désigner la combinaison des trois rapports par l’expression de régime économique et social.
Peut-on dire que le pouvoir s’est déplacé vers le capital financier ?
Il est vrai que l’industrie financière est devenue surpuissante. Mais par rapport à une problématique traditionnelle sur le poids des différentes fractions du capital il est erroné de dire que la branche financière l’a emporté, dans la mesure où le haut du pavé est tenu par des grandes entreprises industrielles et financières. GE est un groupe industriel et financier, les plus grands groupes mondiaux restent industriels.
La finance joue néanmoins un rôle déterminant pour comprendre le mécanisme de production, d’innovation mais aussi de consommation. L’explication majeure du boom économique américain, malgré les crises économiques à répétition, réside dans la capacité des américains à inventer des mécanismes financiers qui permettent de digérer les chocs macro-économiques tout en permettant un financement continu des entreprises et des ménages.. A titre d’exemple, un dispositif financier permet aux ménages américains de s’endetter sur l’appréciation de leurs actifs immobiliers, ainsi ils peuvent continuer à consommer même en situation de stagnation économique et de faible épargne grâce à cette monétisation partielle de leurs actifs immobiliers. Ce phénomène de monétisation des actifs permet de comprendre la dynamique même de la consommation aux Etats-Unis. La finance est devenue la poutre maîtresse de cette économie.
De même, la finance a devenue décisive pour comprendre la politique macro économique. Selon les thèses de certains économistes, et notamment d’Anton Brender, la politique macro-économique des Etats-Unis n’est pas pilotée par le gouvernement fédéral mais par le dialogue que la banque centrale entretient avec les marchés financiers.
La finance s’est installée au cœur du paysage. Les représentations ouvriéristes et manufacturières sont tout à fait obsolètes.
En ce qui concerne la mondialisation, on constate que les échanges au sein de l’Union Européenne sont pour 60% des échanges intra-communautaires. Au regard de ce chiffre, quel jugement porter sur le degré de réalisation de la mondialisation et des conséquences de la révolution des technologies de l’information ?
Il y a eu de grands débats entre économistes sur la réalité de la révolution des technologies de l’information et sur la nouveauté de la mondialisation. Dans un cas comme dans l’autre on a pu faire valoir que l’internet n’était pas l’électricité de notre temps et que la mondialisation n’était que la continuation des évolutions constatées depuis 1945. Nulle rupture en effet n’apparaît en matière de développement des échanges dans la période 1989-1995..
Ces débats importent peu en vérité. Certes l’internet n’est pas l’alpha et l’omega de la révolution des NTIC. Mais elle couronne un processus cumulatif de transformation. La première révolution numérique a eu lieu dans les années 1960 pour l’informatique, puis il y en eut une seconde dans les années 1970 pour les télécommunications. Il y en eut une troisième dans les années 1980 pour les différentes générations de microprocesseurs et une dernière dans les années 90 avec l’internet c’est à dire le multimedia en ligne.
Mais ces vagues d’innovation ne commencent à faire système que dans les années 1990. Auparavant, aucune de ces étapes n’avait donné lieu à des gains de productivité significatifs si bien que selon une boutade devenue fameuse on pouvait dire avec Solow « les ordinateurs étaient partout, sauf dans les statistiques de productivité » ! La véritable impulsion est donnée dans les années 90. Depuis 1995, on assiste de façon continue à des gains de productivité significatifs notamment dans les pays le plus tôt engagés dans la révolution des NTIC comme les Etats-Unis, la Suède, la Finlande. A l’inverse, la France et l’Allemagne, subissent une stagnation à faible niveau de leurs gains de productivité.
Il en est de même avec la mondialisation. Le Royaume Uni était plus mondialisé à la fin du XIXème siècle qu’en 1980 si l’on en juge par l’impact du commerce exterieur sur le PIB. Mais là aussi peu importe la réalité est plus simple : depuis 1945 la croissance des échanges internationaux se fait à un rythme 2 à 3 fois supérieur à celui du PIB. Au cours des années 90 il y a eu un véritable décollage des exportations de capitaux pour la réalisation d’investissements. La croissance des échanges et l’augmentation des flux direct d’investissement sont indiscutables, ils nourrissent l’expansion des pays développés et des pays émergents.
Mondialisation, révolution technologique et financiarisation ont conduit à une nouvelle division internationale des processus productifs. Les grandes entreprises ont du redéfinir leur portefeuille d’activités et au sein de chaque activité les fonctions qu’ils conservaaoient et celles qu’ils externalisaient sur le territoire d’origine et ailleurs dans le monde.
Cette stratégie repose sur trois piliers : le refocusing désigne l’opération de recentrage sur le cœur de métier ; l’outsourcing désigne l’externalisation de certaines activités, et l’offshoring qui le terme anglo-saxon de la délocalisation des activités.
Une entreprise comme General Electric a externalisé une série d’activité comme la paye et les relations clientèles. Ces activités sont non seulement externalisées mais aussi délocalisées. Les processus d’externalisation qui concernaient au départ des processus périphériques comme la restauration, les transports ou les services routiniers touchent à présent la production : Apple ne produit plus ses ordinateurs. Ce phénomène d’entreprises sans usines concerne non seulement l’informatique, mais aussi les télécoms et l’électronique. L’entreprise de plus est moins ancrée dans le territoire national.
Quelles sont les conséquences de ces évolutions pour le salariat, et la social-démocratie ?
Les penseurs de la social-démocratie allemande comme Fritz Scharpf sont saisis par ces évolutions. Nul doute pour eux que dimension salariale, patrimoniale et régulationniste seront contaminées. Ulrich Beck voit « les barbares à nos portes ». On peut apporter à cette question fondamentale plusieurs éléments de réponses.
La période de financiarisation s’accompagne d’une forte création d’emplois, des échanges et au total d’une croissance soutenue dans le monde. Mais on constate en même temps que cette dynamique a des effets locaux dévastateurs. Que devient un monde où des processus aussi rapides de réallocation des activités se produisent. Pour nous, citoyens, consommateurs et travailleurs des pays développés, la question essentielle est : par quoi remplace-t-on les activités perdues ? si ces activités sont remplacées par des activités à fort contenu technologique et donc à forte qualification d’un côté, et par de nouveaux services aux entreprises bien rémunérés de l’autre, il est incontestable que le niveau global de la richesse du pays progresse. Si à l’inverse, nous sommes entraînés du fait de la montée en gamme des pays émergents dans une spirale de baisse des prix, alors nous pouvons être inquiets pour la prospérité future des pays aujourd’hui développés.
A ce stade rien ne permet de donner crédit à l’hypothèse la plus pessimiste , la dynamique de spécialisation, de division du travail et d’innovation est un jeu gagnant-gagnant.
Que faire alors pour les pays à la traîne comme la France ?
Les différents rapports parus récemment pointent dans la même direction, il s’agirait de libéraliser les marchés du travail, des biens et des capitaux, de les rendre plus fluides pour faciliter l’adaptation à la nouvelle donne.
Je pense qu’il est difficile dans un contexte de fort chômage de libéraliser le marché du travail. Par contre je suis favorable à une nouvelle libéralisation des marchés des biens et services d’une part du capital d’autre part. Je ne suis pas de ceux qui comme Michel Aglietta voient en termes négatifs le processus actuel de désintermédiation et de développement des marchés financiers
Aux Etats-Unis, après le krach de la bulle Internet qui était d’une violence comparable à la crise de 29, on aurait pu craindre un effondrement de l’économie. Dans la mesure où le risque n’était pas porté par les banques, mais qu’il était dilué, saupoudré en pluie fine sur l’ensemble de la population, les effets ont été mineurs. Le krach n’a pas provoqué de faillite d’institutions bancaires. L’intervention de la banque centrale américaine a également contribué à amortir les effets de la crise. Les ménages ont emprunté, engendrant une flambée immobilière ; grâce aux outils de monétisation des actifs immobiliers décrits précédemment, la consommation a permis la reprise de l’activité, et le retour des investissements : les effets de la crise ont été limités.
Mais est-ce que le système résistera toujours aussi bien ? Certaines thèses sont bien plus alarmistes sur l’avenir du capitalisme aux Etats-Unis.
Depuis 1996, on a vécu une cascade de crises : asiatique, russe, mexicaines, LTCM, Bulle de l’internet, crise de confiance Enron-Vivendi etc. A chacune de ces crises, on a pu constater la très grande résilience du système, sa capacité à absorber les chocs économiques. L’année 2004, bien qu’année de crise, est aussi l’année de la plus forte croissance mondiale des 20 dernières années !
Il est vrai que la croissance mondiale est tirée par le couple Etats-Unis/Chine. Les Etats-Unis importent deux fois plus qu’il n’exportent. Le déficit commercial est abyssal, représentant 600 milliards de dollars. Le déficit américain avec la Chine est de 120 milliards. Mais, les chinois acceptent de placer leurs excédents colossaux en bons du trésor américain, qui non seulement rapportent peu, mais en plus se déprécient. Etats-Unis/Chine forment un couple solidaire liant le producteur chinois au consommateur américain, via une médiation financière.
Comment se distribue la nouvelle division internationale du travail ?
Les vieux pays industriels sont en train de vivre une atrophie de leur cœur industriel. En même temps, ce cœur représente 20% du PIB et 15% de l’emploi. Plusieurs cas de figure permettent de compenser, ou non, cette perte.
Les américains ont accepté la disparition de leurs industries et se sont redéployé vers le Hi-Tech et vers le service aux entreprises. L’Angleterre s’est spécialisée dans l’industrie financière ; l’Allemagne au contraire a valorisé ses compétences industrielles. La France quant à elle ne dispose d’aucun avantage particulier, ni dans l’industrie, ni dans les hautes technologies, ni dans la finance, et ni dans le service aux entreprises.
Trois objectifs ?
Face à un capitalisme mondialisé et financiarisé organisant une nouvelle division internationale du travail, la réponse des social démocraties nordiques a été de bâtir un nouveau compromis. Trois éléments me paraissent devoir se dégager. 1/ Dynamiser la création de richesses en favorisant la mutation économique par des politiques de l’offre : investissement dans l’excellence en éducation, accroissement des moyens pour la recherche, accompagnement des redéploiements. 2/ Refonder le compromis social : la demande de flexibilité est négociée contre une exigence de sécurisation des parcours professionnels des salariés. 3 / Refuser la seule logique de la création de valeur pour l’actionnaire en affirmant la « responsabilité sociale et environnementale » de l’entreprise à l’égard des différentes parties prenantes.
Voir en ligne : Revue Socialiste