Régulation concurrentielle et contrôle des concentrations

octobre 2001

L’interdiction de la fusion Schneider-Legrand par la Commission européenne a suscité l’ire des responsables politiques français qui y voient une entrave au développement de firmes insérées dans une économie mondialisée, une mesure déstabilisatrice pour un groupe déjà fusionné après une OPE réussie, une marque d’autoritarisme et d’imprévisibilité des autorités bruxelloises. Cette colère se double d’une mise en cause du Traité de Rome, conçu pour favoriser, à marche forcée, la création d’un marché commun et qui aujourd’hui désarmerait l’Europe dans le contexte de la mondialisation. L’échec d’une concentration aboutit à une fragilisation des deux entreprises impliquées. Le risque d’absorption d’entreprises européennes sous dimensionnées par des entreprises américaines qui elles, profitent depuis deux siècles d’un marché continental devient insupportable pour les politiques et les industriels concernés.

Mais la colère du Gouvernement amércain suite au rejet d’une fusion déjà acceptée par le régulateur européen montre que l’enjeu est plus vaste. Le fait que la Commission européenne puisse interdire l’union de GE et d’Honeywell montre qu’à l’ère de la mondialisation, l’organisation du marché américain peut dépendre du régulateur européen.

Ces contestations de part et d’autre de l’Atlantique montrent que l’enjeu est celui de la régulation concurrentielle à l’ère du capitalisme mondialisé. Trois problèmes méritent en fait une étude attentive. Faut-il réprimer l’abus de position dominante, une fois constaté, (répression de comportements) ou prévenir la formation de groupes pouvant user de leur pouvoir de marché (action sur les structures) ? Faut-il poursuivre le seul objectif de maximisation de bien être du consommateur ou intégrer des logiques de politique industrielle ? Faut-il donner du « marché pertinent » la définition nationale la plus étroite dans un contexte de mondialisation ?

On constate depuis le début des années 80 une accélération des vagues de concentration. La mondialisation, l’intégration européenne, la déréglementation la montée des droits de propriété, la révolution des NTIC en ont été les moteurs. Ce mouvement ne doit pourtant masquer ni le caractère cyclique de ces vagues de fusions, ni les déterminants des concentrations réussies, ni les échecs significatifs constatés avec le temps, ni le rôle des autorités de régulation. Contrairement à ce que l’on croit trop souvent la concentration, c’est-à-dire la substitution d’une logique organisationnelle à une logique de marché, n’est pas la panacée, elle n’est justifiée que lorsqu’elle réduit les coûts de transaction et génère des économies d’échelle et d’envergure or on sait que les incompatibilités de culture d’entreprises, les coûts de gestion d’ensembles trop disparates peuvent générer des déséconomies d’échelle.
Nombre de rapprochements présentés comme stratégiques en t ont été défaits en t1, rappelons nous des diversifications dans la défense des firmes automobiles, dans les sciences de la vie des firmes chimiques, dans l’informatique des firmes de télécommunications etc... Mais il arrive aussi que la main visible du régulateur fasse son œuvre. Dans chacun des cas historiquement observé aux Etats-unis, la séquence, parfois très longue, est la même : une entreprise s’étant progressivement hissée, par acquisition et-ou croissance organique, à une position hégémonique dans un secteur crucial (pétrole, électricité, radio-TV, informatique, Telecom, logiciels ...), a été accusée non seulement de pratiquer des prix abusifs, mais d’avoir stérilisé le marché et freiné l’innovation. Démantelée ou recentrée la firme dominante n’est jamais sortie intacte de ces procédures. L’agonie d’ATT et la résistance de Microsoft en témoignent.

En Europe, le contrôle de concentrations, quoique plus tardif a démarré en fanfare avec l’affaire De Havilland. Un groupement d’entreprises européennes entendait alors par cette acquisition constituer un leader mondial du transport régional. Le refus opposé par la DG4 va faire découvrir la notion de « marché pertinent ». dans ce cas, il s’agit non du marché du transport aérien, non du marché des avions de moins de 100 places, non du marché du transport régional mais du marché des avions à hélices de 40 à 70 places. Après ce coup d’éclat, la DG4 va très habilement peser sur les fusions en menaçant d’interdire plus qu’en interdisant.

Plus près de nous en refusant la fusion Volvo-Saab dans le véhicule industriel, la Commission pose un principe fort :la concentration ne s’apprécie pas au niveau du marché domestique européen mais dans un pays ou un groupe de pays. La fusion Volvo-Saab aboutissant à une position très largement dominante dans les pays nordiques, la Commission l’a interdite. Le raisonnement est à trois temps : la Commission se dit investie d’une mission d’ordre quasi-constitutionnel de défense des intérêts du consommateur européen, ce faisant elle accélère l’intégration européenne et prévient les éventuels abus de position dominante. Cette position ne manque pas de force car elle mobilise une politique de structures pour prévenir d’éventuels comportements délictueux, elle refuse toute notion de politique industrielle et manifeste que les ancrages nationaux en matière de consommation et d’habitudes d’achat restent plus marquants que les effets de l’intégration.

L’affaire GE-Honeywell permet à la Commission d’affiner sa doctrine des effets de structure de marché sur les comportements. En rachetant Honeywell, GE fait d’une pierre trois coups, il élimine un concurrent, il intègre verticalement son activité d’équipementier aéronautique et il se met en situation de mobiliser son activité leasing aéronautique au profit de ses activités industrielles d’équipementier aéronautique et de motoriste. Pour la Commission, l’affaire est ardue politiquement -le soupçon de favoriser Airbus-, techniquement -l’organigramme de GE et l’interpénétration des activités avec Honeywell sont difficiles à démêler - et juridiquement -l’opération a déjà été autorisée ailleurs- . En interdisant cette fusion la Commission pose un acte fort . Elle s’affirme en régulateur de la mondialisation hors de ses frontières. Elle impose sa présomption de l’effet anti-concurrentiel d’une fusion. Elle pose avec acuité la question de l’harmonisation des politiques de concurrence dans une perspective transatlantique d’inter-régulation.

Avec l’affaire Schneider-Legrand, la Commission ajoute une nouvelle corde à son arc : en négociant formellement avec l’entreprise pour qu’elle réduise ses parts de marché en Italie et en France, elle a induit chez Schneider une assurance qui l’a conduite à réaliser l’OPE sur Legrand avant l’accord formel des autorités de la concurrence. L’interdiction de la fusion pose aujourd’hui une question nouvelle d’articulation des régulations boursière et concurrentielle.

Que conclure ? 1/ La Commission est dans son rôle en privilégiant les droits du consommateur européen, c’est sa mission quasi-constitiutionnelle. Ce faisant elle a acquis un rôle de premier plan dans la régulation concurrentielle de la mondialisation 2/La Commission à juste titre tient compte dans ses analyses de marché du cadre national. On le sait la préférence nationale des consommateurs vaut barrière invisible à l’échange. Il ne faut pas confondre libéralisation des échanges et parfaite fongibilité des biens, les habitudes de consommation existent 3/La traque des abus de position dominante doit s’accompagner d’un effort de prévention, la tendance est donc de faire des politiques anti-concentration une arme de la politique de concurrence. 4/L’OMC doit logiquement se saisir des politiques de concurrence ou à défaut un mécanisme d’inter-régulation transatlantique doit être imaginé. 5/ Plus les pouvoirs de la Commission en matière de concurrence grandissent et plus l’institution doit être irréprochable dans son fonctionnement. À terme, la constitution d’une Autorité de la Concurrence Européenne s’imposera sur le modèle des Autorités Administratives Indépendantes avec les possibilités de recours que cela suppose.


Voir en ligne : Le Nouvel économiste