Le programme commun de la France : Concilier flexibilité et sécurité des carrières

vendredi 22 décembre 2006

Par Bernard Brunhes,
vice-président du Groupe BPI

Pour lutter contre la précarité du travail, il est urgent de repenser un système social et juridique dépassé, de redéfinir intelligemment l’orientation scolaire, mais aussi de parier sur les métiers d’avenir.

Le mot flexisécurité est à la mode en Europe. En France, on dit « sécurité sociale professionnelle » à la CGT ou « sécurisation des parcours professionnels » à l’Elysée. Derrière ces expressions-valises, il y a une réalité simple, mais des approches politiques diverses.

La mondialisation et l’évolution des technologies de l’information et de la communication entraînent une grande mobilité de l’appareil de production. Parce que les frontières sont ouvertes et la communication pratiquement instantanée et gratuite sur l’ensemble de la planète, parce que les implantations de l’outil de production dépendent de moins en moins d’un capital physique, la mobilité géographique de l’outil de production est une donnée nouvelle. Les grands groupes internationaux fondent la localisation de leurs opérations sur une analyse des coûts et de la disponibilité des compétences nécessaires.

Les sous-traitants suivent et les PME sont ainsi entraînées dans le mouvement. Mais si le capital est devenu très mobile, le travail ne l’est guère. Plus ce monde est risqué et ouvert, plus les hommes s’attachent à leur terroir, lorsque la misère ne les en chasse pas.

Ainsi, la flexibilité de l’outil de production se traduit par une précarité du travail, source de tous nos maux - chômage, difficulté d’insertion des jeunes, violence, crainte de l’avenir, déséquilibres sociaux, aggravation des inégalités. Quelle politique peut-on conduire pour que flexibilité ne signifie pas précarité du travail et insécurité pour les travailleurs ?

Repenser l’encadrement social et l’aide personnalisée

La première idée est simple : lorsque des travailleurs sont conduits à changer d’emploi, ils ont besoin d’une aide personnalisée pour en retrouver rapidement un autre - rapidement, parce que l’on constate que la probabilité de trouver une réinsertion professionnelle baisse très rapidement avec la durée du chômage. Une aide personnalisée est nécessaire, parce que cette période de flexibilité est aussi une période d’éclatement des communautés humaines. La disparition ou l’affaiblissement des structures d’organisation et d’encadrement social - les Eglises, les partis, les syndicats, etc. - venant après l’exode rural, l’affaiblissement des liens familiaux laisse la personne en difficulté, chassée de l’entreprise qui constituait précisément un encadrement social, complètement désarmée devant des bureaucraties qui, au contraire, n’ont cessé de croître et d’embellir sous l’effet de l’acharnement gouvernemental et parlementaire à légiférer, réglementer, changer les règles du jeu, multiplier à la fois les aides ciblées et les obstacles fiscaux ou règlementaires.

Il faut donc apporter au travailleur changeant d’emploi un conseil personnalisé, loin des files d’attente et des relations trop brèves, trop peu fréquentes, trop anonymes avec des conseillers débordés et pas toujours suffisamment informés eux-mêmes. C’est le secret des pays d’Europe qui réussissent à abaisser le taux de chômage en dessous des 5 %.

Réorganiser une législation inadaptée

Faut-il contrôler plus étroitement les chômeurs ? Outre qu’il est indécent de culpabiliser les chômeurs dans un pays où 9 % de la population active est au chômage, on comprendrait mal une sévérité qui ne serait pas la contrepartie d’une aide personnalisée : à des demandeurs d’emploi auxquels on apporte un appui réel, on peut, on doit demander d’accepter les offres d’emploi qui leur sont faites pour autant qu’elles soient « valables », c’est-à-dire avec un niveau de rémunération peu différent, une qualification atteignable, une localisation compatible avec les contraintes familiales. Dans ces conditions, lorsque le conseiller personnel a fait tout ce qu’il pouvait, la sanction après le refus de trois offres convenables est logique.

La seconde ligne d’action concerne le code du travail. Le droit du travail n’empêche en rien la précarité, mais il ne donne pas la flexibilité ! Il « a faux » sur les deux tableaux.
Le contrat à durée indéterminée n’est plus une assurance pour le salarié, alors qu’il crée de la rigidité pour l’employeur. Les conditions du licenciement économique se résument à une course d’obstacle. A l’arrivée, rien ne s’oppose en fait au licenciement, mais pendant le long parcours, l’affaire traîne en longueur et en violence sans bénéfice pour personne. En outre la législation ne s’applique dans le fait qu’aux grandes entreprises, les petites passent au travers. Il faut revoir la loi en réduisant les obstacles formels et en responsabilisant, grâce à l’obligation de négocier, l’employeur, les syndicats et l’Etat. Mais est-ce possible avec des syndicats divisés et un Etat désorganisé par la multitude d’intervenants ?

Le contrat à durée déterminée et le recours à l’intérim donnent une marge supplémentaire de flexibilité aux entreprises, mais au mépris de la loi. Tout le monde a oublié que ces formules sont réservées aux cas d’absences d’un salarié ou de surcroît temporaire de production : encore un cas où l’inadaptation de la législation entraîne l’illégalité.

Peut-être faut-il adopter le principe de contrat unique, tel que l’ont proposé Francis Kramatz et Pierre Cahuc, où l’on ne distingue pas CDD et CDI, où l’on ne sépare pas les différents motifs de licenciement mais où les droits des salariés et les devoirs corrélatifs des entreprises sont clairement définis et se traduisent par un effort systématique de reclassement dont l’ampleur et le coût dépendent de la durée du temps passé dans l’entreprise.

Rapprocher l’école de l’entreprise

La précarité touche plus particulièrement les jeunes. La plupart mettent des années avant de trouver la stabilité ; ceux qui n’ont pas obtenu de qualification verront leur temps partagé entre chômage et emplois précaires. Un vrai service d’orientation personnalisée dans les écoles et les universités, le rapprochement entre le monde de l’école et celui de l’entreprise pour que l’effort de formation initial soit partagé : voilà les solutions que l’on attend. Quant au nombre considérable de jeunes souvent issus de l’immigration que l’école n’a pas réussi à intéresser et à intégrer, c’est à l’Education nationale qu’il faut s’adresser !

Beaucoup de sans-emploi se trouvent progressivement en situation d’exclus : exclus du monde du travail, exclus de la société. Trop de temps sans travail a détruit leurs capacités d’adaptation. A ceux-là, il faut apporter autre chose, un appui qui relève autant des comportements, de la psychologie, voire de pathologies. La modestie des moyens mis par les pouvoirs publics à la disposition des associations ou entreprises d’insertion qui travaillent dans cette direction est tout simplement un scandale.
On nous dira, et c’est exact, que c’est d’abord l’insuffisance du nombre d’emplois qui bloque le système. Deux rappels : d’une part, il y a des pénuries de main-d’œuvre dans de nombreux domaines - pénuries observées ou pénuries « potentielles », là où personne ne songe à développer des productions faute de producteurs : c’est bien l’orientation qui en est la cause, comme on l’a dit plus haut. Le développement des services aux personnes est par ailleurs une réserve considérable d’emplois : des besoins évidents, une demande en grande partie solvable, mais des blocages culturels, fiscaux, sociaux que l’on ne parvient pas à lever.

Le lecteur s’étonnera peut-être que l’on n’ait pas cité l’objectif de « formation tout au long de la vie », le « life long learning » qui ponctue tous les débats européens sur l’éducation et l’emploi. Ce n’est pas un oubli. C’est seulement la volonté d’éviter une expression-valise dont le contenu est flou. A l’évidence, la formation continue est plus indispensable que jamais quand l’emploi devient mobile, flexible, et quand les technologies s’envolent. Mais c’est l’ensemble de notre système de formation continue qui est malade. L’accord et la loi historiques de 1970 et 1971, qui ont construit le système de formation continue, sont complètement dépassés et personne ne veut, ne peut ou n’ose s’attaquer au système. C’est un sujet considérable en soi, auquel les partenaires sociaux n’accordent pas la priorité qu’ils devraient lui consacrer.


Voir en ligne : Le Nouvel Economiste