La Stratégie de Lisbonne : une bonne idée vite pervertie
2007
Colloque XPonts 2007, à paraître.
Deux lectures de la stratégie de Lisbonne. On peut y voir la plus parfaite illustration de ce que l’Europe fait de moins bien : une proclamation sonore d’objectifs inatteignables suivi de comptes rendus réguliers de l’incapacité à les atteindre. La Stratégie de Lisbonne en effet visait à créer en Europe l’ économie de la connaissance la plus compétitive du monde, à favoriser l’innovation, à moderniser le modèle social européen, à créer un modèle macroéconomie plus efficace, etc.. comme si ces objectifs n’étaient pas partiellement contradictoires, comme si on pouvait se dispenser de hiérarchiser, d’arbitrer. La liste de ces objectifs est désespérante, tant elle est large, et les nombreux bilans qui ont été réalisés sont assez largement négatifs.
Cela dit, j’ai décidé d’adopter un autre point de vue et de vous montrer la fécondité de l’Agenda de Lisbonne. Lorsque celui-ci est adopté, en mars 2000, l’Europe prend à nouveau conscience du gap technologique qui s’est creusé avec les Etats-Unis. La révolution de l’Internet est alors à son apogée. Les gourous de l’internet annoncent la disparition de l’ancienne économie au profit de la nouvelle. L’Europe prend alors conscience du fait que la croissance potentielle européenne est plus faible que la croissance américaine. Surtout, elle se rend compte d’une inversion de tendance : alors que l’Europe a rattrapé les Etats-Unis de 1945 à 1985 avec moins de chômage et un des gains de productivité accélérés, les tendances commencent à s’inverser à compter de 1985, dans ces différents domaines.
Une véritable réflexion stratégique est alors menée et trouve sa conclusion à Lisbonne. Pour l’essentiel l’Europe découvre qu’elle s’est davantage préoccupée de son intégration que de croissance. La première avancée de Lisbonne a consisté à affirmer que l’Europe devait se doter d’une stratégie de croissance. Pour ce faire, il convenait d’utiliser simultanément plusieurs leviers. Il fallait d’abord accroître l’offre de travail afin d’élever le taux d’emploi. Il fallait également accélérer les gains de productivité, ce qui passait par un effort significatif en matière d’investissement dans le capital humain , dans les nouvelles technologies, ainsi qu’en R&D. La deuxième avancée de Lisbonne réside dans la prise de conscience que la croissance dépend aussi de la réforme structurelle. On estime donc Qu’il est indispensable de débloquer un certain nombre de situations, ce qui fait de la réforme structurelle une composante essentielle d’une stratégie de croissance au même titre qu’une politique macroéconomique adaptée.
Ceci constitue une percée. Pourtant, cela n’a pas fonctionné. Pourquoi ? La première raison réside dans la pluralité des objectifs, on ne trouve dans aucun document européen un objectif simple et clairement identifiable avec les moyens pour l’atteindre. Les objectifs sont en effet le résultat d’un compromis. L’Europe est multiple et diverse. C’est pourquoi les objectifs de la Stratégie de Lisbonne se sont accompagnés de toute une série d’autres objectifs, sur le développement durable, sur l’égalité des sexes, etc. On se retrouve ainsi avec une collection d’objectifs qui ne peuvent pas être hiérarchisés. En d’autres termes, le problème de l’objectif a atteindre a été laissé en suspens. Cela n’aurait pas été très grave si l’Europe avait été l’acteur de référence de la Stratégie de Lisbonne. Hélas, la Commission européenne n’a aucune compétence directe sur des sujets aussi essentiels que l’enseignement supérieur ou la réforme des modèles sociaux. De ce fait, la Commission européenne a inventé la « MOC », ou méthode ouverte de coordination. Puisqu’il faudra articuler des initiatives européennes en faible nombre et des initiatives nationales, une méthode nouvelle de coordination doit en effet être inventée.
Ce modèle fondé sur une liste d’objectifs non hiérarchisés relevant des autorités nationales ne marche pas. Le pari qui est fait est celui du « name and shame ». En publiant régulièrement les performances des uns des autres, on crée une concurrence par émulation.
La crise économique se qui se dessine à compter de 2001 et 2002 va révéler l’inadéquation du modèle Lisbonne 1. Les objectifs de la Stratégie de Lisbonne sont différés et la publication des performances, sur les 150 indicateurs qu’elle répertorie, paraît vite dérisoire, au regard du creusement de l’écart entre l’Europe et les Etats-Unis. Il est alors décidé de réinventer la Stratégie de Lisbonne. L’échec de la stratégie de « Lisbonne I » est rapidement attribué à un trop grand nombre d’objectifs. En outre, des missions avaient été confiées à la Commission européenne alors qu’elle ne dispose pas de moyens. C’est pourquoi il a été décidé de renvoyer aux Etats la mise en œuvre, selon la méthode « d’appropriation nationale », de cette Stratégie.
Je n’aurai pas la cruauté de rappeler ce qui était écrit dans le programme français de 2005. Mais là aussi l’idée d’appropriation nationale était intéressante et je souhaite m’y attarder quelques instants. En effet, pour entrer dans l’économie de la connaissance, il ne suffit pas d’investir dans la recherche et l’enseignement supérieur : il faut coordonner ces investissements avec des réformes structurelles pour rendre les marchés (du travail, des capitaux, etc.) plus fluides, dans chaque pays. Si chaque pays ne se dote pas d’un agenda propre de réformes structurelles, en l’articulant avec une stratégie de dynamisation de l’emploi, de la R&D et de l’enseignement supérieur, cela ne sert à rien. Dans le même temps, l’Europe décide de produire un effort particulier dans les domaines de la R&D et de l’enseignement supérieur, à travers le PCRD (qui prévoit une augmentation significative du budget de la recherche) mais aussi à travers deux institutions importantes par leur effet d’incitation, si ce n’est par leurs moyens financiers. La première est l’European Research Council, excellente initiative qui permet à la Commission européenne de financer des projets de recherche sur de stricts critères d’excellence, à partir d’une évaluation par les pairs. La seconde de ces institutions est le projet Barroso de création d’un Institut européen de technologie, sur le modèle du MIT américain. Un tel projet peut sembler ridicule. Il s’agit néanmoins d’un petit pas et nous avons vu que la réforme allemande de l’enseignement supérieur illustrait l’effet positivement contagieux de ce type de logique.
Pour un Lisbonne III
Finalement, le bilan de la Stratégie de Lisbonne II est globalement négatif, mais force est de constater que des réflexions ont germé. Ceci doit plaider en faveur de Lisbonne III. La conjoncture me paraît favorable. La flambée des matières premières énergétiques, minières et agricoles, nous fournit en effet une opportunité. Les dispositifs européens de soutien des prix devraient assez rapidement disparaître, car je crois que le prix des matières premières est appelé à rester durablement élevé. Dans un tel contexte, nous pourrons redéployer une grande partie des budgets aujourd’hui consacrés à l’agriculture. Après avoir élaboré le traité de Lisbonne, nous allons ainsi pouvoir lui donner une suite à travers la réforme du budget européen. Le nouveau budget pourrait alors être centré sur les véritables priorités européennes, dans un cadre redéfini. La méthode actuelle, consistant à adopter le budget européen à partir de calculs incroyablement complexes, sur une base nationale, ne peut perdurer longtemps. Le budget européen devrait pouvoir baisser, autour de 1 % du PIB, voire au-dessous, et être mieux centré sur les priorités de l’Union : climat, énergie, R&D, enseignement supérieur, bref, tout ce qui doit nous porter vers une économie de la connaissance.
Par ailleurs, un large accord se dessine aujourd’hui sur ce qu’il convient de faire, notamment en matière de recherche et développement et même en termes de compétitivité. Un rapport qui paraîtra prochainement fera le point sur l’évolution des aides publiques. Dans le cadre de la politique de la concurrence, l’Union européenne a veillé, souvent de façon soupçonneuse, aux aides publiques ayant un effet de distorsion de la concurrence.
Or ce rapport montre que nous assistons, partout en Europe, à une baisse des aides publiques. Par ailleurs, la comparaison de l’Europe, des Etats-Unis et du Japon montre que les aides européennes ont eu une finalité sociale (pour l’accompagnement de restructuration, comme dans le cas des chantiers navals), plutôt que tournée vers l’innovation ou la compétitivité. Ceci démontre qu’il n’y a pas eu d’investissement massif, à travers des aides publiques, pour distordre la concurrence. Enfin, ce rapport met en évidence une convergence des politiques d’aides publiques, partout en Europe, et même aux Etats-Unis et au Japon, sur plusieurs thèmes :
– les PME ;
– la R&D ;
– les économies d’énergie ;
– le développement régional, au travers de logiques de clusters, notamment.
Il s’agit, au fond, de permettre d’une part aux petites entreprises de croître et d’innover, en trouvant les financements nécessaires. Cela vise d’autre part à permettre à ces PME innovantes d’accéder aux marchés des grands programmes technologiques publics. Cela vise à développer la coordination sur une base territoriale afin de bénéficier des effets d’agglomération, dans la logique (pôles de compétitivité). Cette politique d’aides publiques cherche, enfin, une meilleure maîtrise de l’énergie. S’il existe cette convergence sur les objectifs et même sur les objets sur lesquels centrer l’intervention, un « Lisbonne III » devient plus aisément envisageable et les échecs passés, qui sont avérés, ne préjugent pas nécessairement des résultats futurs.
Elie COHEN : La question des moyens
On consacre en France 1,1 % du PIB à l’enseignement supérieur, contre 3 % aux Etats-Unis. Lorsque je préparais mon rapport « Education et croissance », j’avais comparé des universités moyennes aux Etats-Unis et en France. L’université de Princeton compte par exemple 8 000 étudiants. Sciences Po, en France, en totalise 6 500. Or les budgets par étudiant présentent des écarts de 1 à 10. Au MIT, le taux d’encadrement est de 1 enseignant pour 10 élèves. Certains chiffres sont encore plus alarmants. Le niveau de diplôme, dans la population active, en France, est inférieur de dix points à ce qu’il est aux Etats-Unis. Cela résulte d’un effet de stock. Le « flux » permet certes un certain rattrapage ; encore faut-il supposer que le niveau des diplômes soit équivalent, ce qui est loin d’être acquis. Nous avons constaté aussi une accélération des dépenses de R&D aux Etats-Unis entre 1995 et 2002 : l’écart, entre les Etats-Unis et l’Europe, s’élevait à 150 milliards de dollars en 2002, et il s’est considérablement accru depuis 1995.
Je ne reviendrai pas sur la question de la politique agricole commune : cela me paraît un point anecdotique. Je voulais simplement pointer du doigt, par cette remarque, l’apparition prochaine de nouvelles marges de manœuvre. Je souhaiterais plutôt revenir sur la réponse de Denis Ranque concernant les universités. Elle m’a très agréablement surpris, car si l’initiative Paris-Tech visant à organiser, sur le modèle du MIT, une grande université technologique à base parisienne semblait, au départ, excellente, elle a peiné à se mettre en place. Elle a en effet suscité une levée de boucliers, comme s’il fallait absolument préserver une spécificité surannée qui a fait les délices de nombreux responsables français issus des grands corps. Je n’ai pas le sentiment que depuis l’échec de la fusion de certaines grandes écoles au sein de Paris-Tech, ce projet ait connu une formidable accélération, alors qu’il relève de vos compétences et qu’on ne peut pas toujours mettre en cause la lourdeur bruxelloise et administrative.
L’écosystème de l’innovation
C’est parce qu’on a pris conscience de la difficulté à articuler recherche et innovation qu’on a jugé nécessaire d’inclure les trois pôles de la connaissance dans les programmes européens : les pôles de production de la connaissance (la recherche), les pôles de diffusion de la connaissance (l’enseignement) et les pôles de transfert de connaissance (l’industrie). Le principe des clusters visait précisément à organiser la circulation entre ces trois pôles. Pour le reste, j’ai cru comprendre que le Grenelle de l’environnement avait permis de passer d’une accumulation de connaissances concernant l’isolation des bâtiments, à un programme ambitieux de réalisation de bâtiments énergétiquement plus efficaces. Des normes très strictes ont même été fixées aux horizons 2012 et 2020, ce qui rendra nécessaires très rapidement d’importants investissements.
La nouvelle politique industrielle
En 2003 a eu lieu, en France, à la faveur de la multiplication des projets de délocalisation, la prise de conscience de la nécessité de jeter les bases d’une nouvelle politique industrielle. Différents rapports (rapport Blanc, sur les clusters et les écosystèmes, rapport Beffa, ayant abouti à la création de la AII, etc.) ont alors été demandés et ils aboutissent à des recommandations différentes. Or, au lieu d’arbitrer entre ces différentes orientations, il a été décidé, avec des moyens limités, de toutes les adopter. Les pôles de compétitivité ont fait l’objet d’un enthousiasme formidable, lorsque l’appel à projets a été lancé. Nous avons été très agréablement surpris par l’éclosion de projets. Cela dit, il existe aujourd’hui 71 pôles de compétitivité, pour un budget annuel d’environ 750 millions d’euros, ce qui est dérisoire. A titre d’exemple, un seul pôle de compétitivité, à Hong Kong, a été doté de 4,5 milliards de dollars. Cela illustre bien notre péché mignon : nous produisons de nombreux rapports d’un bon niveau académique ; nous avons une excellente administration qui bâtit, sur la base de ces rapports, des outils formidables ; mais, on se rend compte, in fine, que l’on a construit des outils complexes qui n’ont pas permis d’atteindre les objectifs fixés. La solution est généralement apportée par le gouvernement suivant, qui redistribue alors les cartes. Malgré tout, un effort a été consenti dans le cadre du PCRD et de grandes plates-formes technologiques sont par exemple en train de voir le jour.