L’argent : en avoir ou pas - Le capitalisme est-il le diable ?
mardi 25 mars 2008
Les rendez-vous de l’Histoire, Blois 2006.
Le capitalisme est-il le diable ?
Débat organisé par la Revue l’histoire.
Médiateur Laurent Theiss
Laurent Theiss : Par cet intitulé nous n’entendons faire les uns et les autres ni théologie, ni démonologie qui conduit à brûler les sorciers. En outre le diable lui-même se décline car si Satan est assurément le diable, le diable n’est pas forcément Satan. A côté d’un mauvais diable, peuvent exister de bons diables. Mais on dit parfois qu’il existe de bons petits diables. Reste néanmoins que dans notre société et particulièrement en France, « A bas le capitalisme » a rencontré davantage d’échos que « vive le capitalisme ». Peu de gens déclarent librement et ouvertement « je suis capitaliste » comme naguère et encore maintenant d’autres disaient « je suis collectiviste ». Bourse, marché, profit, actionnaire, dividende, fonds de pension, sont des mots qui n’ont pas toujours bonne presse notamment dans la presse d’information générale. Cela n’empêche pas l’économie de faire son chemin mais la résistance des esprits et des comportements fait question et c’est même pour une part je crois l’objet de notre discussion. C’est pourquoi me semble-t-il il importe d’abord de poser une définition de ce qui figure dans l’intitulé sous le nom de capitalisme ; ensuite d’éclairer cette définition par l’histoire et enfin de dire et de voir ce qu’il en est aujourd’hui des bienfaits et des méfaits réels u supposé de ce qu’on continue d’appeler le capitalisme.
Pour en parler sont réunis ici Denis Clerc, fondateur, ancien directeur et aujourd’hui conseiller du mensuel Alternatives économiques. Il est aussi l’auteur récemment entre autre de Déchiffrer l’économie ; Jean Heffer directeur d’études honoraire à l’école des Hautes études en science sociale, spécialiste des Etats-Unis, auteur dès 1976 de La grande dépression : Les Etats-Unis en crise 1929-1933, texte réédité sous toutes sortes de forme notamment aujourd’hui dans la collection folio chez Gallimard et de Les Etats-Unis et le pacifique : histoire d’une frontière. Jacques Marseille, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris I, membre du Conseil scientifique des Rendez-vous de l’Histoire de Blois dont la thèse publiée en 1984 est rééditée avec enrichissement en 2005 intitulée Empire colonial et capitalisme français : Histoire d’un divorce à fait quelques bruits. Cette année il a fait paraître Du bon usage de la guerre civile en France et enfin Elié Cohen, économiste, directeur de recherches au CNRS, professeur à l’institut d’études politiques à Paris et auteur parmi d’autres ouvrages de Le nouvel âge du capitalisme en 2005 chez Fayard.
On pourrait proposer deux définitions du capitalisme, une large et une autre étroite. La première, plus large est « le capitalisme est le système de la libre entreprise et de l’économie de marché » ; la deuxième, plus étroite empruntée à Anton Brender est « Régime économique dans lequel le moteur de l’activité est la recherche du profit le plus élevé possible ».
Jacques Marseille, ces définitions vous satisfont-elles à supposer que vous reteniez même le mot de capitalisme ?
Jacques Marseille : Je ne choisirai aucune des deux même si elles paraissent très simples. L’histoire des mots est elle-même intéressante. Je me suis référé au dictionnaire de la langue française d’Alain Rey pour savoir à quelle date le mot capitalisme apparaît dans notre vocabulaire. Il est d’abord intéressant de voir que c’est le mot capitaliste qui est premier en 1753 environ. Le mot capitalisme arrive un siècle plus tard, dans les années 1840. François Pérou dans son premier Que sais-je sur le capitalisme précise que capitalisme apparaît comme un mot de combat. Il va rester un mot de combat et il reste aujourd’hui toujours un mot de combat. Ce n’est donc pas un mot utile - un peu comme le mot industrialisation. Mais alors avant l’industrialisation que se passe-t-il ? Les historiens disent que c’est la proto-industrialisation. Si je vous dis le capitalisme apparaît au XIXe siècle avec Marx. On me répondrait le proto-capitalisme. Ce mot n’a donc pas de sens. Je préfère donc employer l’expression économie de marché car le capitalisme est une économie de marché où des acteurs interviennent sur ce marché pour vendre des biens et des services avec effectivement l’espoir d’en faire du profit. Si vous acceptez de remplacer le mot capitalisme par le mot économie de marché vous y gagnerez beaucoup en compréhension et en analyse historique.
Laurent Theiss : Il n’empêche que le mot capitalisme est une appellation, un concept qui circule comme il figure dans le titre de votre livre.
Quelle définition choississez-vous Elie Cohen ?
Elie cohen : Je ferais une petite incidente pour répondre à cette question. On me demandait récemment de rédiger l’article « capitalisme » dans le dictionnaire de sociologie. Je me suis proposé alors de rédiger un article non sur le capitalisme mais sur le variétés de capitalisme. Je veux bien prendre la définition de mon ami Anton Brender à savoir « Régime économique dont le moteur est la recherche du profit », mais connaissons-nous d’autres régimes économiques que des régimes dont le moteur soit le profit. Aujourd’hui avec la disparition des économies planifiées - communismes, socialisme - il n’existe plus sur la planète que des économies de marché c’est-à-dire fondées sur les droits de propriété, sur l’entreprise, sur la décentralisation des décisions, sur la maximisation du facteur d’utilité qui est le plus largement reconnu comme étant la maximisation du profit. Donc d’un certain point s de vue, on pourrait dire qu’il n’y a plus que des économies de marché.
En même temps la notion de régime de capitalisme me plaît beaucoup parce qu’on voit bien qu’il existe une grande diversité dans le capitalisme. Le capitalisme chinois n’est pas semblable au japonais, à l’américain ou à l’allemand. Mais cela ne signifie pas que nous ayons figé pour l’éternité cette distribution de variétés de capitalisme. Ce qui m’intéresse c’est de réfléchir aux modalités de la convergence des capitalismes. Car que se passe-t-il en réalité ? Nous partons d’une situation de diversité de capitalisme c’est-à-dire que dans chaque pays on retrouve un arrangement institutionnel spécifique entre des formes d’organisation de l’activité de l’entreprise, des formes du contrat social et des formes de la régulation de l’Etat. Dans certains pays le financement des entreprises passe essentiellement par la banque, dans d’autre par les marchés financiers etc. Et cela ne produit pas du tout les mêmes effets.
Est-ce que dans cette variété de capitalismes, il n’y en a pas une qui devient hégémonique et qui fixe le « la » pour les autres et si c’est la cas alors nous aurions une tendance à la convergence à partir d’un constat initial de variété.
Jean Heffer : Je suis tout à fait d’accord avec ce qui vient d’être dit par mes prédécesseurs. Je pense qu’on peut sauver la notion de capitalisme de la façon suivante en faisant un type idéal au sens de Max Weber. Si l’on cherche une définition minimale qui recouvre tout, je dirais que c’est un régime économique et social dans lequel les éléments dominants dans la société sont les détenteurs de capitaux qui investissent et font travailler des salariés. Quand on parle de capitalisme il faut donc que d’un côté il y ait des investisseur, entrepreneurs et de l’autre côté des salariés. C’est une donnée minimale. Ensuite, il est évident qu’il y ait une très grande variété : à cette définition minimale on peut rajouter beaucoup de choses. Personnellement, je ne parle presque jamais de capitalisme mais toujours d’économie de marché qui est finalement une expression beaucoup plus riche parce qu’il y a des théorie derrière l’économie de marché alors que le contenu analytique de la notion de capitalisme est assez limité.
Denis Clerc : Je crois tout de même qu’il y a une distinction forte à faire entre économie de marché et capitalisme. Mais avant j’admire Jacques Marseille qui essaie de réduire le poids symbolique du terme capitalisme en le remplaçant par économie de marché. Cela me fait penser irrésistiblement aux gens qui parle du quatrième âge plutôt que de parler des vieillards. C’est une stratégie d’évitement. Le terme de capitalisme au risque de passer pour un « archéo », c’est Marx qui en a donné la meilleure définition en spécifiant qu’il s’agissait que c’était le seul régime économique dans lequel l’accumulation fonctionnait pour elle-même. C’est-à-dire qu’on accumule pour accumuler et ceci sans fin. Hirschmann dans Les passions et les intérêts souligne que cette stratégie d’accumulation pour l’accumulation, stratégie de croissance on dirait aujourd’hui est apparu plutôt au XVII-XVIIIè siècle pour contenir les passions, pour empêcher que la force ne devienne si brutale et violentes que les hommes en soient dominés. Il fallait donc mettre en avant l’intérêt et cela a formidablement réussi. Je ne suis pas sûr pour autant qu’il ait raison mais je trouve son explication intéressante. Je voudrais terminer en soulignant que dans le capitalisme, ce qui me paraît important c’est que trop n’est jamais assez. Madame Bétancourt, première fortune de France - mais je pourrais en citer d’autres - avec ses 15 milliards d’euros continue à vouloir accumuler, tout comme Bill Gates etc. C’est un système qui aujourd’hui se sent libre de produire de plus en plus de richesse sans être contenu par rien. C’est une nouveauté absolue et ce qui en fait à la fois la dynamique et aussi la faiblesse car jusqu’où va-t-on aller avant d’aller trop loin ?
Laurent Theiss : Nous constatons donc des divergences précises mais à l’intérieur d’un consensus assez large. Maintenant nous pourrions éclairer par l’histoire ce capitalisme ou économie de marché.
Pour vous Jacques Marseille, le capitalisme moderne sur l’élan duquel nous vivons encore est né à quelle période ?
Jacques Marseille : vous avez compris que je refuse cette périodisation qui ne me semble pas du tout pertinente. Que serait le capitalisme moderne par rapport à un capitalisme qui ne le serait pas ? Si on admet la définition émise tout à l’heure que le capitalisme c’est quelqu’un qui possède des capitaux et qui fait travailler des salariés, on peut dire que dès le Moyen-âge, dès l’Antiquité grecque et romaine, il existe des gens qui ont des capitaux et qui font travailler des travailleurs pour leur profit. Pourquoi lorsqu’on évoque la mondialisation, on Bruges-Venise-Anvers qui sont avant les grandes découvertes du XVIè ? Que se passe-t-il donc dans ce XIIè et XIIIè siècle ? On assiste à un premier élargissement des marchés. Au lieu d’avoir des économies relativement autarciques, nous assistons à un début d’échanges marchands. A partir du XVIè, ce phénomène prend encore plus d’ampleur. Alors quand on parle de capitalisme moderne - est-ce que cela veut dire qu’il naît à l’époque moderne ? -, cela n’a aucun sens. Que voit-on apparaître à ce moment-là : un premier grand élargissement du marché. Ensuite à la fin du XIXè, on va avoir un autre élargissement du marché et aujourd’hui on assiste à un immense élargissement du marché. Si vous acceptez ma définition du capitalisme comme n’étant en fait que l’économie de marché, on voit bien quels en sont ses rythmes et ses périodes avec quelquefois ses fermetures comme pendant l’entre-deux guerres et puis quequefois ses élargissements.
Je reviens au XVIè siècle car c’est là que Fernand Braudel donne toute sa dynamique à la notion de capitalisme. Il en était d’ailleurs quelque peu gêné car il était bien obligé d’admettre que la capitalisme est de tous les temps et que donc l’idée de lui donner une date d’origine n’avait aucun sens. Il a trouvé alors un concept formidable. L’économie de marché est de toujours mais ce sont les « petits » ; le capitalisme ce sont les « gros ». Voyez quelle pertinence du concept et l’avancée de la compréhension du phénomène ! Avec l’élargissement du marché on voit apparaître des gros. Quels sont-ils ? Ce sont ceux qui peuvent aller sur les marchés lointains et c’est donc le capitalisme. Les « petits » ceux qui vont sur le marché vendre leur poulet ou leurs œufs ne sont pas des capitalistes mais des personnes dans l’économie de marché.
Laurent Theiss : voilà Braudel mis en pièce. Jean Heffer, il existe malgré tout une seconde étape à cet élargissement des flux économiques et des lieux de production. Au XIXe siècle on voit avec le machinisme, la banque, le crédit particulièrement en Grande Bretagne et aux Etats-Unis une « deuxième grande étape », dit-on, appelée le capitalisme industriel qui succède au capitalisme marchand ?
Jean Heffer : Quand j’ai défini la notion de capitalisme en opposant d’un côté les investisseurs, propriétaires de capitaux et de l’autre des salariés, je parlais de régime et non d’individus. Il est évident que dès l’Antiquité il y a eu des individus qui font travailler des salariés, Mais cela ne constitue pas forcément un régime. Dans la Rome esclavagiste, ce n’était pas le fondement du régime. Pour qu’on puisse vraiment parler d’un système capitaliste il faut qu’il y ait une très forte proportion de l’économie qui fonctionne dans ce régime. Or il me semble qu’avant le XIXè ,cela n’est pas vrai. Avant ce XIXè, c’est une économie agricole qui domine dans laquelle une grande partie de la population vit quasiment - pas complètement - en état d’auto-consommation. Donc on n’est pas encore dans un système capitaliste. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que le terme « capitalistes » apparait aux alentours de 1840 comme Jacques Marseille l’a dit tout à l’heure. C’est à ce moment qu’on voit se structurer un véritable système global qui prend une place croissante.
Aux Etats-Unis, dans le Midle-Ouest, exactement dans l’Etat où se trouve Chicago, jusqu’en 1840, l’essentiel de la population vit à 90% en auto-consommation. Ils troquent et ne sont pas encore insérés dans un système capitaliste. Les choses changent après 1840 avec l’évolution des chemins de fer qui crées cette expansion du marché dont on parlait mais qui autrefois ne jouait que sur des marges. Certes, il y a des antécédents mais ce ne sont que des bribes qui ne font pas un système. Il ne s’agit également pas pour moi de maudire le capitalisme mais admettre tout comme Marx l’écrivait dans le premier volume du Capital que le capitalisme avait des bienfaits, il apportait une nouveauté intéressante.
Laurent Theiss : À mesure que nous nous rapprochons de notre époque, le capitalisme se développe au tournant du XIXè-XXè, il se diversifie, peut-être s’assouplit-il et l’on voit se constituer différentes tendances, expériences, modèles. Le grand public a en tête l’idée d’un capitalisme Rénan qui serait plutôt raisonnable, investissant à long terme et un capitalisme sauvage du moins réputée socialement brutal. Est-ce que ces distinctions font système dans les trois premiers quarts du XXè siècle ?
Denis Clerc : Je ne sais pas s’il elles font système mais j’adhère tout à fait aux propos introductifs d’Elie Cohen à savoir que les variétés de capitalisme sont grandes et que ce ne sont pas des tailles mineures qui peuvent les distinguer. Vous en citez deux que Michel Albert alors Commissaire au Plan avait tenté de décrire. Il vrai que d’un côté, il y avait le bon, le capitalisme Rénan et la brute, le capitalisme anglo-saxon. Aujourd’hui, 15 ans après, la brute semble avoir marquée beaucoup de point au détriment du bon. On peut peut-être dans cette sorte de clé de lecture éthique se poser des questions. Mais ce ne sont pas les questions que je me pose. Il y en a deux. La première : le capitalisme ne cesse d’évoluer. Dans le cas de la France entre 1960 et aujourd’hui il y a un monde de même qu’il y en avait un entre le capitalisme de la fin du XIXè siècle et celui des années 1960. A l’époque on l’appelait le néo-capitalisme. Depuis ce terme n’est plus usité. Ces grandes distinctions, ces évolutions très fortes montrent la plasticité du capitalisme, mais montre aussi - et c’est la deuxième chose qui me paraît importante - le fait que l’on a en face une réalité multiforme sur laquelle il est possible que des institutions, des hommes, des groupes, la société civile pour parler brièvement agissent et lui donnent une empreinte qui n’est pas la même entre le Danemark et la France, entre l’Italie et la France etc. Ces particularités nationales comptent autant par les institutions, par les règles, les formes de discussion collectives que par les grands principes que Jean Heffer très justement a rappelés. C’est sur ces différents fonctionnements d’institutions, de règles, de priorité qu’aujourd’hui la discussion à mes yeux doit porter. Est-ce qu’il y a de meilleures variétés de capitalismes que d’autres ?
Laurent Theiss : Elie Cohen, depuis une vingtaine d’années, un capitalisme financiarisé s’est spectaculairement développé. Ces effets atteignent les yeux du grand public. Pouvez-vous nous dire ce qu’il en est de ce phénomène qui transforme l’appréhension de ce que nous appelons encore le capitalisme ?
Elie Cohen : Il suffit de partir de ce qu’était le capitalisme dans sa version dominante après la deuxième guerre mondiale et de comparer avec ce qu’il est aujourd’hui pour comprendre les différences. J’en ai relevé sept : la première, nous sommes aujourd’hui essentiellement dans ce que j’appellerais un capitalisme actionnarial. Cela veut dire que c’est la logique de création de valeur pour l’actionnaire qui est prédominante. Dans les compromis d’après la deuxième guerre mondiale, on était largement dans un modèle où l’on essayait de concilier les intérêts des actionnaires avec ceux des consommateurs et avec ceux des salariés. Maintenant, la logique est celle de la création et de maximisation de la création de valeurs pour l’actionnaire ; le deuxième élément est qu’aujourd’hui il y a une force capitaliste dominante qui écrase tout : ce sont les vieux, les retraités. Le parti le plus puissant de la planète aujourd’hui c’est le parti des actuels et futurs retraités - à laquelle nous sommes tous susceptibles d’appartenir. Ce qui fait le caractère décisif du capitalisme actuel est qu’il est tenu par un certain nombre d’institutions qui de manière directe ou indirecte rapporte aux fonds de pension, c’est-à-dire aux fonds qui gèrent les organismes de retraite. Autour de ces fonds de pension s’est organisée une formidable industrie financière qui classe, gère les actifs, fait des projections et décide des vecteurs de placement à court, moyen ou long terme avec des degrés de risques variables, des méthode d’évaluations variables.
L’épicentre de ce nouveau capitalisme ce sont les fonds de pension et donc l’économie des retraités présents et à venir. C’est une « denrée » qui se prolonge beaucoup maintenant. : un trimestre d’espérance de vie gagné chaque année ! De plus les vieux se reproduisent, ils ont un immense avenir : leur part dans la population ne va cesser d’augmenter dans notre économie vieillissante. Troisième point : ce capitalisme financiarisé est de plus en plus un capitalisme de marchés financiers et de moins en moins un capitalisme intermédié passant par les systèmes bancaires. Je fais référence au capitalisme Rhénan qui était fortement contrôlé par les banques qui se permettaient d’introduire des souplesses etc. Maintenant on est en prise directe sur les marchés financiers, les entreprises vont chercher leur financement directement sur les marchés. Quatrième temps, c’est un capitalisme libéralisé. Après le choc des crises de 1929, de la deuxième guerre mondiale, on avait institué tout un système de compartimentage des secteurs financiers.
Comme on craignait le retour de la grande crise, on avait dit que les banques commerciales ne pouvaient pas être des banques d’investissements, ni gérer des actions. Depuis une vingtaine d’années on a fait sauter toutes ces frontières et on a maintenant d’immenses supermarchés financiers intervenant dans tous les segments de la finance bien entendu au service du vrai parti, le parti vieux car c’est lui qui donne les ordres, les banques ne sont plus que des prestataires de services. Cinquième point : c’est un capitalisme libéralisé, déréglementé mais également régulé. On ne comprend rien à la dynamique du capitalisme sans la prise en compte des phénomènes de régulation. Après la dernière grande crise majeure - les scandales Enron Worldcom etc. - il y a eu des développements significatifs en matière de régulation comme la loi Sarbanes Oxley aux Etats-Unis où la loi de sécurité financière en France. Sixième point : C’est un capitalisme largement virtualisé. La principale industrie mondiale est une activité que la plupart d’entre vous ne connaissent pas c’est celle des produits dérivés. Ce sont des produits financiers sophistiqués qui permettent des couvertures de risques. Cette activité pèse aujourd’hui mille cent milliards de dollars - soit neuf mois de produit intérieur brut français. La finance à Londres pèse par rapport au PIB anglais deux fois et demi plus que la finance française. L’activité financière s’est un peu émancipée de son soubassement réel et connaît une logique de développement propre avec ses innovations, ses modes de développements particulièrement rapides et avec des catégories sociales qui en profitent énormément car c’est une activité qui distribue un pouvoir d’achat élevé. Dernier point : ce capitalisme qui s’est forgé aux Etats-Unis gagne à la faveur de la mondialisation de l’influence dans des pays qui avaient des modèles spécifiques comme la France, l’Allemagne et qui sont en train de les abandonner progressivement - et dans ce domaine, la France fait partie du détachement le plus avancé.
Laurent Theiss : La financiarisation du capitalisme telle que vous venez de la décrire a provoqué certains effets qui sont sans doute collatéraux mais dont on peut dire qu’ils ont affecté le moral et la morale d’une partie de l’opinion. Face à ce mouvement est-ce qu’il y a encore une sens à parler d’une éthique capitaliste ou bien sommes-nous dans deux registres qui n’ont rien à voir - et du coup nous abandonnerions le diable à ses œuvres pour nous poser uniquement sur le terrain des faits ?
Denis Clerc - Même si Max Webet a utilisé le terme, je ne suis pas sûr que l’on puisse parler d’une éthique du capitalisme parce que cela fait longtemps que ceux qui accumulent par les profits ou le réinvestissement, ont renoncé pour la plus grande gloire de Dieu. Le capitalisme st profondément amoral. Il n’est pas immoral ou moral, il est amoral c’est une catégorie qui ne rentre pas dans ses cordes. Par conséquent ce n’est pas sur ce terrain qui faut le chercher. Il n’y a pas de bons ou de méchants dans le capitalisme, pas de vrai ou de juste. Est-ce que la richesse qui est créée se paye vis à vis d’une certaine couche sociale ou de l’environnement ou d’un certain nombre de conditions de travail d’un prix excessif qu’on pourrait réduire ? C’est dans ces arrangements spécifiques-là, dans ces compromis institutionnel que va se passer l’essentiel de ces relations de force ou au contraire de négociation qui serait facteur d’humanisation ? Cette humanisation est toujours provisoire. Il n’y a pas de fin de l’histoire. Il n’y aura aucun arbitre pour siffler la fin de la partie. Jamais la société même relativement satisfaisant à laquelle on abouti au terme d’un compromis ne règle tous les problèmes. C’est cela qui caractérise le capitalisme. Marx, Keynes, Schumpeter l’avaient pourtant donné comme ayant un avenir compromis et pourtant il est toujours là. Aujourd’hui ceux qui disent qu’avec la financiarisation il va dans le mur, sans doute également se trompent-ils.
Laurent Theiss : Voici maintenant deux ou trois grandes questions qui doivent nous faire réfléchir. Jacques Marseille, peut-on dire que le capitalisme creuse les inégalités au sein des sociétés, entre les sociétés ou entre les nations ?
Jacques Marseille : C’est d’abord un formidable facteur de progrès. Il suffit de prendre le niveau de vie des habitants dans une longue durée et de mesurer. Les résultats sont spectaculaires et en même temps troublants. Admettons que le capitalisme commence au XIXè siècle, j’ai pris le revenu moyen d’un français à l’époque où Guizot disait « enrichissez-vous pas le travail et par l’épargne » et le revenu français moyen d’aujourd’hui. On constate qu’aujourd’hui un français moyen gagne en un mois ce que son arrière grand-père gagnait en un an et en travaillant deux fois moins. On est passé en « euro constant » de 1400 euros par an vers 1830 à 18 ou 20000 euro aujourd’hui. C’est énorme certes mais si vous tracez une courbe cela ne fait tous les ans, en moyenne, que 1,6 %. « Le capitalisme c’est formidable pour vos petits enfants » disait Schumpeter, « mais très frustrant pour ceux qui le vivent ». Quand on vous dit que votre pouvoir d’achat ne gagne qu’1,6% par an, vous êtes profondément déçu. Mais quand vous prolonger ce pourcentage pendant 150 ans, vous passez des caves de Blanqui aux intérieurs et aux progrès d’aujourd’hui. En longue durée l’économie de marché est un facteur de progrès. La preuve en est qu’encore aujourd’hui les pays qui se convertissent à l’économie de marché connaissent très rapidement des progrès et ceux qui la refuse connaissent plutôt des déboires. Si on regarde la Chine, convertie à l’économie de marché, en 1973, un chinois moyen avait un pouvoir d’achat environ équivalent à un français à l’époque de Louis XIV. Aujourd’hui il a été multiplié par cinq. Si on regarde les pays les plus pauvres du monde, ce sont ceux qui sont déconnectés de l’économie de marché, ceux qui n’intéressent pas les marchés - essentiellement les pays d’Afrique. Donc en longue durée le capitalisme est un facteur formidable de progrès.
Maintenant est-ce qu’il creuse les inégalités ? Oui mais dans le progrès. Inégalité ne signifie pas qu’il y en a qui s’appauvrissent et d’autres qui s’enrichissent. Certes, il y en a qui s’enrichissent moins mais qui s’enrichissent. Si on regarde le PIB de l’Afrique calculé par Magnus Madison ( ?) vers 1840, il est à environ 600 dollars par habitants ; aujourd’hui il est à 1400 dollars. Par contre le PIB de la France qui était toujours d’après Madison à 1200 dollars, est maintenant à 20000 dollars. Donc les inégalités s’accroissent au sin du progrès. Il y a en qui progresse plus que d’autres : certains font confiance à l’économie de marché, d’autres non.
De plus est-ce que les inégalités se creusent au sein des pays. Oui sauf que pour la France, notamment, selon les travaux de Tomas Piquetti ( ?) sur les revenus au XXè siècle montrent que l’écart entre les 5% des Français les mieux payés et la masse salariales globales ou les français les moins payés ne s’est pas creusés de manière significative. L’écart est à peu stable. Evidemment nous sommes choqués par les stock options de monsieur Zacharias par exemple et que ces rémunérations scandaleuses traduites en siècles de SMIC font bondir tout le monde mais ce ne sont que des épiphénomènes. J’ai calculé par exemple combien touchent les 40 patrons du CAC 40 en salaire et en primes. J’ai imaginé une redistribution - un peu à la manière de Gracchus Baboeuf - à tous les ménages français : cela fait 5 euro par ménage. Au niveau économique c’est dérisoire, au niveau symbolique, c’est choquant. Donc les inégalités en termes économiques ne s’accroissent pas vraiment mais en termes symboliques cela choque et elles finissent par faire croire que l’économie de marché n’est pas facteur de progrès alors que c’est tout le contraire.
Laurent Theiss : Denis Clerc, nous serions donc d’un côté dans les images, et de l’autre dans la réalité qui se contrediraient.
Denis Clerc : Je ne dirais pas que cela se contredit mais il faut nuancer les propos de Jacques Marseille. Une chose est de dire qu’il y a eu une croissance prodigieuse - effectivement le capitalisme a enterré tous les systèmes précédents par sa dynamique interne -, mais une autre est de dire qu’il a eu progrès dans tous les cas. J’ai repris le rapport de Viermé ( ?) sur les ouvriers du textile à Mulhouse dans les années 1830-1840. Il constate qu’en plein début de la révolution industrielle en France, l’espérance de vie est de 23 ans. Or d’après Braudel et Labrousse, l’espérance de vie dans la France du XVIIIè siècle est près de 35 ans. On voit bien qu’à cette période il y a eu une brutale diminution de l’espérance de vie au détriment d’un groupe social déterminé - la classe ouvrière, les prolétaires - qui a payé le prix lourd de ce que j’ n’ose pas appeler « le progrès » mais qui se constate en terme de croissance. Aujourd’hui, c’est sans doute le même phénomène. Si on prend le cas américain, à partir d’un article d’Alternatives économiques, entre 1995 et 2005 le premier décile, les 10% les plus pauvres de la population le pouvoir d’achat de leur revenu a en moyenne progresse de 0,2% sur l’ensemble de la période soit une stagnation totale tandis que le dernier décile voyait une augmentation de 18% de son revenu. On est là devant un creusement d’inégalité qui même si sur le long terme va être comblé par d’autres périodes produit sur le moment à la fois un sentiment de frustration et de réduction de la cohésion sociale. C’est exactement ce qui est en train de se passer dans les pays de la vieille Europe - en France en particulier - où il me semble que même si les chiffres disent le contraire, le sentiment d’inégalité est en train de se creuser et produit une sorte de désaffiliation pour reprendre le terme de Serge Paugame ( ?). Cette perte de cohésion sociale, cette sorte d’évitement me paraît le fruit le plus vénéneux d’un système qui globalement est dynamique mais qui ne parvient pas à trouver des règles qui face à ces richesses permettent à tous d’en bénéficier.
Laurent Theiss : Elie Cohen pet-on dire que l’inégalité provient de l ’idée que l’on s’en fait ?
Elie Cohen : J’aimerais d’abord tenter une sorte de motion de synthèse entre les deux intervenants précédents. Il y a un accord assez large sur plusieurs points. Au niveau mondial, la pauvreté absolue mesurée par le nombre de personnes vivant avec 1 dollar par jour a reculé ; deuxième point : les inégalités mondiales repérées par la comparaison des niveaux moyens de revenus a reculé ne serait-ce que du fait de la fantastique croissance chinoise et indienne. Par contre les inégalités intérieures sont soit restées remarquablement stables dans un pays comme la France soit s’accroissent comme aux Etats-Unis. Denis Clerc a raison. On voit aux Etats-Unis, au niveau même des revenus salariaux - j’ai laissé de côté tout ce qui est revenu de la propriété car si l’on intègre aux revenus salariaux les revenus de la propriété et qu’on prend donc globalement les revenus des ménages, alors les fossés s’élargissent énormément puisque la distribution des patrimoines est très inégale - on voit bien se creuser ces inégalités salariales. Pourquoi ? Les Etats-Unis sont la pointe avancée et de la mondialisation et de la révolution technologique. Donc les anciens cols bleu américains vivent de plein fouet le double effet de la révolution de la productivité et de la révolution de la mondialisation qui produit son cortège de délocalisations. On assiste à une vraie fonte du cœur industriel. La population manufacturière américaine c’est moins de 10% de la population active. Il y a donc perte de jobs bien rémunérés d’ouvriers et développement de petits boulots à une extrémité et de jobs de « manipulateurs de symboles » très bien payés. Les inégalités salariales s’accroissent donc ainsi que le déclasssement car quand un ouvrier de l’automobile perd son job il perd du salaire mais surtout une très bonne protection sociale. A l’inverse les petits boulots de service à la personne n’offrent pas de garantie sociale.. Est-ce que ce qui se passe aux Etats-Unis est annonciateur de ce qui va se passer en Europe ? Car nous sommes, nous, européens, moins avancés en matière d’ouverture et donc d’extraversion économique et donc de relocalisation d’activités économiques. C’est un phénomène dont, je crois, il faudra tenir compte dans les années qui viennent. D’une certaine manière, les délocalisations n’ont pas encore commencé en France.
Laurent Theiss : Jean Heffer, j’aimerais revenir sur la notion de moyenne. Naturellement elle existe dans les comptes mais moins dans la vie. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Jean Heffer : Dans le cas des Etats-Unis, de 1790 à 2005, le PIB par tête réelle a augmenté de 1,7% par an. Ce qui est énorme. Il va en s’accélérant car si on prend la période 1946-2005, il augmente de 2,5% par an. Cela veut dire que cela a augmenté de quarante fois. Le PIB disponible par tête d’américain est quarante fois supérieur à celui d’un américain de l’époque du début de l’histoire nationale américaine. Il est évident que les richesses ne se créées pas toutes seules. On sait que les Etats-Unis, à la fin du XIXè siècle était un pays qui avait une grande richesse de ressources naturelles. Mais encore faut-il les mettre en valeur. Le système entreprenarial joue évidemment un rôle dans ce cas-là. Sur la question des inégalités, je crois qu’il faut être très prudent. Il me semble qu’il y a une augmentation des inégalités au XIXè tout particulièrement après la guerre de Sécession, soit à partir de 1870. Cela va culminer jusqu’en 1929. Entre 1929 et 1970, il y a une forte baisse des inégalités. Actuellement, la forte remontée depuis les années 1980, n’a pas retrouvé le niveau du début du XXè siècle. Il faut savoir qu’au début du XXè siècle, il n’y avait pas d’impôt sur le revenu, les profits effectué par quelqu’un comme Rockfeller restaient entiers. Pas d’impôt sur les revenus, pas d’impôt non plus sur l’héritage. Si on regarde donc depuis les années 1980, les inégalités ont fortement augmenté aux Etats-Unis. Ce sont pour moi des fluctuations : il suffit que les citoyens américains décident d’élire une majorité moins républicaine extrêmiste au pouvoir que celle actuelle mais des démocrates style New deal. Ils peuvent augmenter encore les taux d’impôts sur le revenu mais ce n’est pas une tendance à long terme incontrôlable, loin de là. Et cela n’empêchera pas le système capitaliste de fonctionner en tant que tel.
Laurent Theiss : J’aimerais revenir sur deux points : le premier, l’économie et l’environnement ou l’avenir de la planète. Aujourd’hui c’est un problème qui je crois qui saisit beaucoup d’esprit ou de conscience. Est-ce que la capitalisme menace l’environnement, menace l’intégrité de la planète ou est-ce qu’au contraire il fera de nécessité vertu à savoir qu’il avalera ces difficultés comme les précédentes dont on pensait qu’il n’allait pas survivre ?
Jacques Marseille, est-ce que les menaces qui pèsent sur l’environnement sont une opportunité nouvelle pour le capitalisme et son ressort profond ou bien y a-t-il concurrence d’intérêt entre ceux vitaux pour l’humanité et ce mouvement économique ?
Jacques Marseille : Je ne répondrais pas directement à la question mais plutôt à celle globale concernant l’environnement à savoir est-ce que le capitalisme va survivre ?
J’ai oublié tout à l’heure d’indiquer à propos des inégalités qu’il y avait un enrichissement différent entre les plus riches et les plus pauvres mais un enrichissement global. Je rappelle que jusqu’en 1965, le parti communiste qui rassemblait 25% des Français croyait à la théorie de la paupérisation absolue des travailleurs. Ils pensaient que dans le capitalisme on devenait de plus en plus pauvres. Ils écrivaient cela à l’époque où le pouvoir d’achat s’accroissait en moyenne de 4% par an et qu’il a triplé dans la période où il écrivait cela.
Régulièrement on a annoncé la fin du capitalisme parce qu’on le disait incapable de surmonter les défis qui lui était imposé comme la paupérisation, ou encore celui de l’insécurité des travailleurs thème développé par Marx. Que s’est-il passé ? A chaque fois, il rebondit. Qui a créé la sécurité sociale ? Qui a trouvé que le meilleur moyen de faire survivre ce système qui était menacé par l’insécurité qu’on faisait peser sur les travailleurs à travers l’accident, la maladie, la vieillesse ? C’est Bismarck en Allemagne. Le conservateur Bismarck invente l’Etat-Providence pour sauver le capitalisme. Qn a trouvé que le meilleur moyen de sauver le capitalisme c’était de relancer le pouvoir d’achat des classes populaires ? C’est Keynes. Quand on lui demandait ce qu’il pensait de cette théorie du capitalisme, il répondait : comment puis-je adopter une doctrine qui exalte le prolétariat crasseux au détriment de la bourgeoisie qui est la quintessence de l’humanité ?
Pour en revenir à l’environnement, je ne me fais pas de souci particulier. A partir du moment, il va y avoir un défi et qu’on laisse le marché dans ces régulations résoudre ce problème, il va le résoudre comme il a résolu tous les défis qu’on lui a présenté au cours de son histoire.
Laurent Theiss : Jacques Marseille vient de préciser « avec les régulations ». Elie Cohen partagez-vous cette analyse ?
Elie Cohen - Il faut peut-être rappeler d’abord que les pires dévastations écologiques ont été le fait de pays qui prétendaient obéir à un autre modèle, une autre logique et à une autre finalité. En Pologne, en Russie on voit bien les effets du mépris pour un développement durable, économe des ressources de la planète. Par ailleurs une visite en Chine aujourd’hui vous montre les dévastations écologiques d’une croissance non régulée. Mais, il faut remarquer aussi quelques phénomènes qui sont en train de se dérouler en même temps. Lorsqu’on a signé le pacte de Kyoto, on avait décidé de dispenser les pays émergents de toute discipline particulière sous le prétexte qu’ils avaient bien le droit de se développer et qu’on n’allait pas brider leur développement. Donc il allait de soi que pour qu’ils puissent se développer, ils pouvaient émettre librement ce qu’ils voulaient en matière de gaz à effet de serre. On voit que la Chine aujourd’hui est en train de prendre des mesures volontaires d’auto-limitation - notamment elle veut faire de Pékin lors des futurs jeux olympiques, la vitrine d’une nouvelle démarche écologique.
Cela signifie que laissés à eux-mêmes et compte tenu du coût du non-traitement du risque écologique et du frein potentiel que cela représente pour le développement même du pays, un certain nombre de régulations se mettent en place. Mais le plus important n’est pas là. Ce qui est en train de se passer actuellement en Californie est intéressant. Les Etats-Unis à l’initiative du Président Bush, dont tout le monde sait qu’il est lié au lobby pétrolier et qu’il adorerait qu’on puisse polluer sans limite, à toujours refusé le protocole de Kyoto au motif qu’il suffisait de laisser la recherche se développer et que cela apporterait les résultats nécessaires.
On va vu que ce n’était guère concluant au moins dans le court terme. Puis récemment on a observé trois phénomènes : d’abord avec la hausse massive du prix du pétrole, l’esprit public américain à changé. Lorsque vous interrogez les Américains aujourd’hui en leur demandant quelle est leur priorité essentielle c’est la réduction de leur dépendance énergétique. Ensuite, en Californie, un gouverneur ultra-libéral, a fixé les règles les plus exigeantes en matière d’émission de gaz à effet de serre puisqu’il a demandé une diminution de 25% d’émission d’ici à 2020.
Enfin, vous observez aujourd’hui que dans la communauté du capital risque californien, le principal vecteur d’investissement se fait dans les technologies propres. Le secteur qui se développe maintenant c’est le cleantech (énergies propres) après les biotech et les technologies de l’information. Pourquoi ? A partir du moment où l’on s’installe durablement dans un univers dans lequel le frein essentiel à la croissance économique est écologique - pour le dire vite, c’est à la fois la difficulté d’accès pour les nouvelles sources d’énergie, le coût d’accès à ces nouvelles énergies, l’impact de ces énergies sur le budget des ménages, l’impact de ces nouvelles énergies sur le transport etc -, à partir du moment où cette conscience s’installe, une dynamique d’investissement qui entraîne une dynamique de recherche s’effectue. Dans les cinq années qui viennent, on verra une évolution très rapide et des percées dans un certain nombre de technologies propres.
Laurent Thiess : Denis Clerc, le capitalisme mû par son propre intérêt est le meilleur défenseur de l’environnement.
Denis Clerc : Cela me fait penser à une histoire de sucre dans le café. J’ai l’impression que l’environnement n’est pas soluble dans le marché. Exactement comme le sucre, s’il est soluble il s’effondre. Il n’y a pas forcément adéquations entre les mécanismes de marché et ceux de l’environnement. Les questions d’environnement nécessitent sans doute beaucoup plus que la simple adaptation spontanée du marché. Je ne la sous-estime pas mais il me semble que les défis auxquels on est confronté et surtout la rapidité avec laquelle il va falloir redresser un certain nombre de chose laissent penser que cela ne se fera pas tout seul. Le signal des prix qui est le principal signal du marché ne suffit à réduire d’un facteur 4 la consommation de carburant de la circulation automobile. De même l’urbanisme qui est quelque chose d’essentiel dans la consommation d’énergie à la fois par les déplacements qu’il nécessite (les trajets domicile/travail) et par le chauffage de très nombreuse maisons individuelles plus ou moins bien isolées n’est pas un phénomène qui va se remodeler en 10 ans mais sur un siècle. Par conséquent, on voit bien qu’aux Etats-Unis même, c’est un gouverneur qui est obligé de prendre des initiatives, c’est encore un certains nombre de maires, d’élus qui s’aperçoivent que le marché seul ne suffit pas. Pour conclure provisoirement, je ne suis pas du tout catastrophé par cette question de l’environnement mais je pense que les enjeux sont tels que le seul mécanisme de prix se suffira pas et qu’il faut parfois une main de fer même dans un gant de velours.
Un dernier mot sur les propos tenus pas Jacques Marseille. Keynes a expliqué dans un texte « pourquoi suis-je libéral ? » en 1922/1923 pourquoi il avait adhéré au parti libéral après avoir longtemps milité avec le parti travailliste. Son explication s’appuie sur la simple perspective de s’asseoir à côté de gens crasseux qui l’indisposait. Il n’utilise pas tout à fait ces termes mais c’est la même idée. Le parti libéral de Keynes était un parti relativement interventionniste en tous les cas pas libéral au sens économique du terme. Il était plutôt libéral au sens américain du terme c’est-à-dire interventionniste. L’Etat à quelque chose à voir et dans le domaine de l’environnement plus que dans tout autre.
Jean Heffer : D’une manière générale, le capitalisme ne fonctionne pas à vide. Il y a toujours des normes qui doivent être fixées plus ou moins selon le type de société dans lequel on se trouve. Il ne faut pas imaginer que nous sommes dans un système totalement anarchique où chacun fait ce qu’il veut. Par exemple, aux Etats-Unis il y a des normes extrêmement strictes qu’il faut respecter sinon c’est la prison plus facilement qu’en France. Le système économique américain est réglé par un certain nombre de normes fixées par la société politique, les gouvernements. Donc on peut très bien avoir un système capitaliste qui fonctionne de manière efficace à partir du moment où il sait quelles normes il doit respecter. Il n’y a pas du tout d’opposition entre le fait de poser des normes, mettre des barrières et l’économie essentiellement fondée sur la libre entreprise individuelle ou collective. A long terme, il n’y a pas de raison que le système capitaliste à condition qu’on lui fixe des normes - c’est le rôle des politiques -, en fonction des experts scientifiques ou autres ne fonctionne pas. Cette idée de norme ne justifie pas le passage à une société collectiviste. D’autre part les fameux droit d’émission dont on parlait est un marché qui peut être extrêmement efficace du point de vue du profit et de la rentabilité.
Laurent Thiess : Un sondage de grande ampleur établi à l’été 2005 à produit des résultats pas complètement inattendus mais tout de même un peu paradoxaux. La question posée était : l’économie de marché est-elle le meilleur système pour l’avenir ? Les Chinois ont répondu oui à 74%, les Britanniques également à 60%, et les Français oui mais à seulement 36%.
Alors est-ce que le capitalisme serait un diable spécifiquement français ? Autrement dit est-ce que c’est l’absence d’esprit d’entreprise, d’initiative, de risque ? Ou bien la passion de l’égalité qui à pour corollaire la crainte de la liberté ? Est-ce que c’est la culture jacobine ? Mais le fait est là, parmi les sociétés développées, les Français sont ceux qui face à l’économie de marché émettent les plus grandes réticences. On commence par Denis Clerc.
Denis Clerc : une des clé d’explication est, il me semble que la société française est plutôt en déprime aujourd’hui pour des raisons qui sont partiellement objectives et partiellement subjectives : parmi les raisons objectives, le chômage qui reste élevé, la multiplication d’emploi précaires, un sentiment d’insécurité particulièrement fort en France et qui expliquent sans doute les réticences vis-à-vis de l’économie de marché. Cela n’épuise évidemment pas la question mais j’en tire une leçon. Lorsqu’on pose cette question aux Français, j’imagine qu’une bonne partie de ceux qui sont interrogés voient dans l’économie de marché quelque chose qui est peut-être un diable mais qui est à l’image de ce qui se passe aux Etats-Unis. Et ce n’est pas ce modèle-là dont la population française a envie. Elle préfère plutôt qu’on maintienne sa sécurité sociale, ses retraites etc. Peut-être est-ce difficile, peut-être est-ce impossible. Mais plutôt que de regarder cette réaction d’un point de vue négatif disant que les Français n’admettent pas le principe de réalité, je voudrais la regarder d’un point de vue positif en disant qu’ils ont des exigences en termes éthiques ou sociaux qu’aujourd’hui, l’économie de marché semble ne pas être en mesure de respecter.
Elie Cohen : Je suis perplexe car on a eu une rafale de sondages qui montrent que les Français sont majoritairement altermondialistes, contre l’économie de marché et anti-européens. Cela me fait frémir et en même temps je suis gagné par l’esprit positif de Denis Clerc alors je vais chercher un élément positif dans tout cela. La société française est orpheline de l’Etat. L’Etat lui a manqué parce qu’au fond l’Etat a raconté une histoire à la société française au cours des vingt dernières années. Le discours public qui a été tenu sur les évolutions était complètement à côté de la réalité. On n’a cessé de raconter une histoire qui n’était pas l’histoire réelle ; l’histoire réelle c’est que depuis Vingt ou trente ans la France s’adapte à marche forcée à la mondialisation, à l’intégration économique européenne et qu’elle y réussit plutôt bien dans un certain nombre de domaines. A côté de cela, nos hommes politiques, de gauche comme de droite n’ont cessé de dire et de mettre ne valeur le fait que l’Etat défendait les Français contre la mondialisation et contre l’Europe alors que l’Etat était un agent direct de cette action-là. M’occupant de l’évolution des services publics autour des années 1980, j’étais sidéré par la duplicité des autorités politiques françaises qui à Bruxelles faisait avancer l’agenda de la libéralisation et qui aussitôt rentrée à Paris disaient qu’ils étaient là pour protéger la population française et qui mettaient en exergue, en valeur l’exceptionnalité du service public. Donc je crois que ce que les Français expriment aujourd’hui c’est au mieux le fait qu’ils ne comprennent plus dans quel monde ils vivent et au pire leur défiance à l’égard d’une classe politique qui n’a cessé de leur raconter des histoires.
Jacques Marseille : Un peu la même que celle d’Elie Cohen. J’ai comparé ce sondage où 36% des Français font confiance à l’économie de marché. J’en ai un autre qui annonce que la consommation d’anti-dépresseurs à été multipliée par 10 dans les vingt dernières années. Effectivement si vous pensez que l’économie de marché n’est pas un facteur de progrès vous n’avez plus qu’à consommer des anxiolytiques ou des anti-dépresseurs. Il y a un vrai problème ; on ne leur a pas enseigner ce qu’est le marché. C’est un pays pour le moins curieux quand on sait que 55% du PIB est contrôlé par l’Etat puisque c’est la dépense publique. C’est une drôle d’économie de marché où la majorité des richesses produites transite pas l’Etat sous forme d’impôt, de dépenses publiques ou de santé. Ce que les Français expriment à travers ce rejet de l’économie de marché c’est un monde désenchanté où depuis environ 25 ans on leur raconte des histoires. Il faut bien voir tout de même que la plus belle conversion de la France à l’économie de marché s’est faite entre 1982-1983. Ceux qui ont réussi la plus belle adaptation à l’économie de marché sont ceux qui passent leur temps à dénoncer l’économie de marché. Alors les Français en sont réduits à consommer des anti-dépresseurs.
Jean Heffer : C’est une question difficile. Il me semble que Tocqueville avait déjà énoncé des choses intéressantes là-dessus. Il disait entre autre qu’il y a toujours une dialectique entre la liberté et l’égalité. Il ajoutait que le Français a toujours une tendance à privilégier l’égalité à la liberté alors qu’un américain lui au contraire privilégie systématiquement la liberté. Nous avons déjà une différence de comportement psychologique qui s’explique par l’éducation, les structures etc. Mais cela se retrouve dans nombre de domaines. En France par exemple faire faillite c’est une honte, aux Etats-Unis pas du tout. Il y a une fameuse loi sur la banqueroute qui vous permet d’apurer vos comptes et vous repartez. Ce sont donc deux sociétés qui ne fonctionnement pas sur les mêmes ressorts psychologiques. Ce sont des petites choses qui peuvent expliquer que les Français à l’égard du marché n’ont pas la même attitude que la société américaine. Pour les américains, le marché est l’expression de la liberté et celle-ci est la valeur essentielle. Ils sont pour l’égalité mais l’égalité des chances au départ mais pas du tout l’égalité de résultat. En France, il y a une sorte de jalousie latente par exemple pour obtenir d’un Français l connaissance de ce qu’il gagne par mois, ce n’est pas facile même lorsqu’il s’agit d’un fonctionnaire dont le salaire est publié partout. Un américain au contraire serait très content de vous dire combien il gagne parce que pour lui, cela le valorise. On dirait pour le Français que plus il cache son patrimoine plus il se sent valorisé. Je n’épuise évidemment pas la question avec cela car elle est autrement plus complexe mais il est vrai que l’on comprend assez mal ces réflexes. Prenons le mot social démocrate : en France, c’est presque une injure alors que dans toute l’Europe du Nord c’est plutôt positif.
Laurent Thiess : La terminologie pèse beaucoup nous l’avons vérifié dès le début et jusqu’à la fin. L’idée que l’on se fait d’une chose et la façon dont on se la formule vaut autant et quelquefois prime sur la chose elle-même.
Nous ne prétendons pas épuiser les questions que nous avons soulevée. J’espère ne pas vous avoir épuiser messieurs et je vous remercie de votre participation.
Voir en ligne : Les Rendez-vous de l’Histoire