Entretien au Figaro

mars 2005

LE FIGARO. - Ne sommes-nous pas en train de solder les comptes d’une erreur historique - la loi sur les trente-cinq heures ?

A l’époque où les trente-cinq furent élaborées et votées, ce n’était pas au nom d’une représentation malthusienne du travail. Dominique Strauss-Kahn et Martine Aubry, les concepteurs des trente-cinq heures, n’ont jamais cru que le travail était un stock stable et immuable, pareil à un gâteau qu’il suffit de partager, de manière équitable, entre tous les citoyens. L’idée politique majeure est qu’il fallait restaurer la crédibilité de l’action publique et cela passait par une action décisive sur le chômage. L’idée économique était qu’à court terme on pouvait réaliser une opération ponctuelle de partage du travail, le relais étant ensuite pris par la croissance.

D’accord. Mais une autre vision des trente-cinq heures, utopique et axée sur la promesse d’une société de loisir, n’a jamais disparu...

C’était en effet le discours de ceux qui affirmaient que la réduction de la durée du travail, parce qu’elle annonçait une « civilisation du temps choisi », impliquait de passer aux trente-cinq heures sans baisse de salaire et sans contrepartie. Sans doute ce discours utopique a-t-il permis au PS de restaurer son identité de gauche après les années « social-libérales » du gouvernement Bérégovoy, mais il était totalement étranger à la première loi Aubry. C’est cette loi qui a permis, par exemple, les grands accords de Renault ou de Peugeot. Elle a été la modalité française de la flexibilité. La défense de la modération salariale et la promotion de l’annualisation l’inspiraient. Encore une fois, l’obsession du gouvernement de gauche, lors de la mise en place de la réduction du temps de travail, c’était d’apporter la preuve de l’efficacité du politique sans commettre d’erreur de politique économique.

Que voulez-vous dire ?

Il faut tout de même garder à l’esprit la sinistrose qui dominait les esprits en 1997 ! Face au contexte dépressif traversé par la France depuis le début des années quatre-vingts dix, les dirigeants de gauche plurielle ont voulu ouvrir de nouvelles perspectives et rendre crédible l’efficience de l’action politique en matière macro-économique. Lors de l’arrivée de Lionel Jospin à Matignon, les Français étaient persuadés qu’on avait « tout essayé » dans la lutte contre le chômage, et ils déploraient amèrement l’absence de résultats de toutes ces tentatives avortées. La loi de réduction du temps de travail était censée déjouer ce sentiment de fatalité. On allait enfin, pensait-on, administrer la preuve que la politique pouvait encore faire quelque chose sur un plan macro-économique.

Pour autant, vous n’avez jamais été enthousiasmé par les lois Aubry ...

Je n’ai pas varié, depuis lors, sur mon diagnostic de fond : autant les trente-cinq heures étaient adaptées aux entreprises de flux pour lesquelles elles représentaient une occasion de négocier de la flexibilité ; autant elles étaient inadaptées à la fonction publique et, a fortiori, aux PME. Pour ne rien dire de la mesure qui consistait à donner indistinctement à des cadres par ailleurs pourvus deux semaines de vacances supplémentaires. Mais au total, les trente-cinq se sont avérées sur la durée bénéfiques aux seules entreprises de processus, à qui elles ont permis de regagner de la flexibilité.

En termes macroéconomique de lutte contre le chômage, les effets de cette loi n’ont-ils pas été, avant tout, en trompe-l’oeil ?

Les trente-cinq heures ont servi à crédibiliser la politique macro-économique, en ayant un effet réel dans l’instant.

« Effet réel dans l’instant ». Que voulez-vous dire ?

Dans un contexte de forte reprise économique avec une conjoncture mondiale devenue porteuse, et un effet de change qui nous était alors favorable (sous-évaluation de l’euro) on a vu un nombre important de créations d’emploi - dont une part fut sans doute le fruit cette politique... On assiste aujourd’hui à une tentative de démonisation des trente-cinq heures. On veut nous faire croire que la racine de tous nos maux est là. Même le trés modéré Michel Camdessus, suggère dans son rapport sur les « freins à la croissance » que l’idéologie du travail rationné et partagé serait à l’origine du « décrochage » de croissance que connaît la France.

Vous êtes vraiment certain que ce n’est pas, justement, le cas ?

La France cumule nombre d’ inconvénients : c’est le pays qui a le système de réglementation de l’emploi le plus protecteur, celui où l’angoisse du chômage et la peur des lendemains est la plus aiguë et celui dont le taux de chômage structurel est le plus élevé ! Or, de deux choses l’une : soit un pays possède un système ultraprotecteur, et il est épargné par l’angoisse de l’avenir ; soit, inversement, il est en proie à l’angoisse de l’avenir, mais alors il a un système peu réglementé...

N’est-ce pas justement à l’inflation réglementaire qu’on doit cette anomalie française ?

En partie, seulement. En fait, les cercles vicieux du chômage structurel de la surprotection et de la peur du chômage se sont progressivement installés au cours des trente dernières années. Pressée de contenir la progression du chômage à partir du choc pétrolier de 1974, l’exécutif français a voulu exorciser la peur du chômage de masse, au travers de mesures rendant plus difficiles les licenciements, puis de mesures visant à limiter l’accès sur le marché du travail des "jeunes" et des "vieux" puis en développant les emplois aidés. On a donc à la fois accumulé les dispositifs réglementaires, multiplié les instances de traitement de chômage, fait porter aux entreprises une charge de plus en plus lourde sans bénéfice ni pour les salariés dont le chômage était vécu comme une chute, ni pour les entreprises contraintes de sous dimensionner leurs recrutements pour échapper au piège réglementaire. Le résultat de ces politiques, c’est que, comme le montre l’OCDE, nous sommes le pays qui a le taux de réglementation du travail le plus élevé, l’un des taux de participation parmi les plus faibles, et un taux de chômage structurel record. Paradoxe cuisant : des pays dotés d’un système de protection social moins performant et moins contraignant affichent un taux de chômage moins élevé que le nôtre. La raison en est très simple : une économie capitaliste intégrée à l’économie mondiale réclame des marges de flexibilité. Pendant trente ans, il a bien fallu récupérer de la flexibilité malgré le carcan que nous nous étions imposés. On a donc inventé un système reposant sur la multiplication des emplois précaires, sur l’entrée tardive des jeunes sur le marché de l’emploi et sur la sortie précoce des vieux (les plus de 55 ans !!!) du marché de l’emploi.

Comment les trente-cinq heures se sont-elles greffées sur ce système ?

Dans un premier temps, elles ont rendu une petite marge de flexibilité aux grandes entreprises industrielles. Dois je rappeler ici que les 35 heures avaient des contreparties en matière d’annualisation, de modération salariale et de fléxibilité. Mais les 35 heures pour tous reposaient sur une grave erreur de diagnostic : le problème n’était pas comment donner plus de loisir à tous mais comment gérer la diversité et organiser le travail sur un cycle de vie. Pour le Gouvernement Jospin qui voulait en même temps faire la réforme des retraites, il y avait là une contradiction ingérable. Ainsi, elles ont finalement aggravé le processus engagé depuis 1974.

Pouvez-vous préciser votre critique sur l’erreur de diagnostic ?

Le marché du travail n’est pas un donné, homogène sur l’ensemble du territoire, sa réalité est l’éclatement territorial et sectoriel, il y a des centaines de marché du travail et on peut être simultanément en situation de pénurie ou d’excédent. Les trente-cinq heures ont parfois aggravé ces désajustements entre l’offre et la demande de travail. Si bien que même dans les phases hautes du cycle économique on continue à avoir un chômage structurel élevé.

C’est aussi ce que dénonce le rapport Camdessus, qui analyse l’ensemble des freins structurels à la croissance ; or les trente-cinq heures font partie de ces freins à la croissance...

Disons que le rapport Camdessus consiste à faire de la désorganisation du marché du travail une des sources principales de notre sous-performance économique, ce qui n’est pas exact. La vraie question, que soulève, à son insu, ler rapport, c’est celle des moyens de retrouver de la croissance dans l’ensemble du continent européen.

Un débat intense existe entre les économistes sur ce sujet...

Pas vraiment, il y a un accord assez large parmi les économistes pour considérer qu’une économie (celle de la zone euro) qui a perdu un point de croissance par an dans les années 90 par rapport à sa situation antérieure et qui fait un point de moins que les Etats Unis a un problème de politique macroéconomique et un problème de réformes structurelles, un problème de dynamisation de l’offre et de stimulation de la demande. La première piste est celle des réformes structurelles. Elle consiste dans la volonté de corriger au plus vite le retard qu’ont accumulé les Européens dans leurs réformes structurelles (réforme du marché du travail ; réforme des biens et services ; réforme des marchés financiers). La réforme du marché du travail renvoie aux propositions synthétisées par Francis Kramarz et de Pierre Cahuc sur le CDD et le CDI.Ils veulent vaincre la malédiction nationale qui fait de la France le pays le plus protégé et celui où règne, paradoxalement, la crainte la plus aiguë du chômage. Kramarz et Cahuc, après d’autres [1] proposent une refondation du CDI et l’instauration d’un nouveau donnant-donnant (allègement compensatoire de certaines contraintes pesant sur l’entreprise contre CDI). Dans cette perspective, l’échec de Nicole Notat avec le PARE ne devrait pas être considéré comme définitif. La contractualisation du retour à l’emploi semble s’imposer à nouveau dans les esprits.

En quoi pourrait consister la réforme du marché des biens et des services ?

La problématique développée par le rapport Canivet et abordée par la directive Bolkenstein consiste dans l’équation suivante : comment créer de la concurrence dans la distribution et dans les services, remettre en cause les oligopoles et les professions fermées pour créer à la fois plus d’emplois dans les services, faire baisser les prix et relancer la croissance ? Enfin, le troisième volet devrait consister dans la réforme du marché financier. Nous disposons d’un système financier qui a amélioré sa gestion et sa profitabilité mais qui est peu innovant. Nicolas Sarkozy en est conscient comme en témoigne la décision qu’il a prise à Bercy de suivre l’exemple américain en engageant la réforme du marché hypothéquaire afin d’offrir un soutien à la consommation.

A côté de la réforme structurelle, des mesures macro-économiques sont-elles envisageables ?

Plutôt que de nous engager dans des polémiques finalement assez stériles sur les trente-cinq heures, nous devrions nous demander si nos politiques sont aujourd’hui adaptées pour stimuler la croissance à l’échelle du continent européen ! L’Europe est aujourd’hui la zone économique qui croît le moins, et les politiques macro-économiques pratiquées ne sont évidemment pas exemptes de responsabilités.

Privilégie-t-on toujours excessivement la « règle » au détrimernt des incertitudes du marché ?

On préfère toujours la règle aux choix discrétionnaires. Et pour de bonnes raisons, on n’aurait pas pu construire le marché unique et l’euro si on n’avait pas inventé des dispositifs permettant de recueillir le consentement des plus hésitants. En même temps il faut constater que l’intégration n’a pas facilité les réformes structurelles. L’incapacité de la France à réformer son marché du travail - avec ses ses effets négatifs l’illustre : la peur du chômage durable et un système réglementaire très développé. Or il paraît bien peu envisageable de recommander le programme énoncé par M. Camdessus à des travailleurs français qui, depuis 1974, ont connu le chômage « dur », c’est-à-dire l’inaptitude au reclassement et la chute progressive vers une précarité grandissante. Et si l’on veut tuer ce qui reste d’idéal européen il suffit d’invoquer l’Europe pour justifier la déréglementation sociale.

Pourquoi ?

Que cela plaise ou pas le programme Camdessus revient à demander aux salariés d’accepter la déréglementation sociale au nom des bénéfices futurs de la croissance. Comme en même temps pas un mot n’est dit sur la politique de la demande et que de surcroit Mr Camdessus veut mettre à la diète l’Etat pour cause de déficit et de surendettement on comprend que nul n’adhère à ce programme. On trouve d’ailleurs une attitude symétrique chez les patrons, pourquoi voulez vous qu’ils renoncent aux marges de manoeuvre qu’ils ont gagné avec les CDD et l’interim si on leur annonce plus de taxes et plus d’insécurité juridique. Ce qui me frappe dans les propositions péremptoires des auteurs de rapport c’est la méconnaissance des enseignements de l’économie politique. Les armoires sont pleines de rapports mais vides de dispositifs opératoires et les questions du traitement du chômage continuent à se poser avec acuité. Les propositions de Francis Kramarz et Pierre Cahuc sont pertinentes dans l’exacte mesure où elles dissocient la gestion de l’emploi par l’entreprise de la gestion de la situation individuelle du travailleur. L’entreprise n’a pas en soi vocation à gérer le problème du chômage de masse qui sévit en France ; sa raison d’être, c’est de créer de la valeur et de la richesse. On peut éventuellement envisager de taxer celles qui génèrent des « déséconomies » ou des « désutilités » publiques etc. Mais il faut en revanche que le salarié au chômage soit rapidement remis sur le marché du travail. Cela suppose que les autorités chargées du reclassement de la requalification éventuelle des travailleurs fassent leur métier. Les principes repris par Kramarz et Cahuc définissent donc les termes d’un contrat de libéralisation des conditions de recrutement et de licenciement, tout en offrant au salarié qui perd son emploi la possibilité de retourner, mieux qualifié, sur le marché du travail. Mais pour avoir un marché de l’emploi dynamique il faut que la tolérance à la récession des autorités publiques européennes et nationales baisse. L’objectif essentiel de la politique macro-économique doit demeurer le plein emploi.

Un objectif qui semble irréel...

Ecoutez, si les Français veulent s’inspirer des meilleurs aspects de la culture libérale américaine, il faut qu’ils prêtent une attention particulière à ce paradoxe : pourquoi est-ce dans un pays - les Etats-Unis - où le système de protection sociale est réduit à sa plus simple expression qu’il n’existe pas non plus de tolérance au chômage durable de masse ? En fait, le paradoxe n’est qu’apparent.

Pouvez-vous préciser ?

C’est trés simple, un chômage durable avec une protection sociale faible c’est une société qui se disloque rapidement. Aux Etats-Unis,les politiques contracycliques agressives ont pour finalité majeure d’empêcher l’apparition d’un chômage de masse durable. Les acteurs économiques , Trésor et Banque centrale, ressentent comme une obligation de mettre l’économie sur le sentier de croissance le plus élevé. Un exemple à méditer, alors qu’il nous faut, d’un même mouvement, rassembler les éléments nécessaires à une économie de marché efficace et préserver le caractère solidaire de la société. Ce défi prend un relief particulier dans un pays comme la France qui rechigne à adopter un fonctionnement social-libéral, parce qu’il implique l’attachement à une culture du compromis et du contrat qui nous fait cruellement défaut.

Quel tour devrait prendre, à vos yeux, la « campagne » du PS en défense des trente-cinq heures ?

Il est toujours loisible d’imaginer que le PS s’apprête à faire à nouveau des trente-cinq heures un élément de choix de sa plate-forme politique. Je n’y crois pas, le marqueur politique est émoussé. François Hollande se garde bien du reste de brandir l’étendard des trente-cinq heures ! Si vous vous promenez dans les fédérations, vous entendez par ailleurs des critiques très vives à l’endroit de la réduction du temps de travail. La défense des Lois Aubry 1 et 2 ne peut permettre au PS de refonder une identité socialiste.


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