Suez-GDF : une guerre civile européenne ?

février 2006

Nous sommes en août 14, vient de déclarer M. Tremonti : l’affaire Enel-Suez serait le prodrome des guerres civiles européennes. Cette phrase terrible est elle-même la réponse à une image marquante, celle d’un Premier ministre français flanqué de deux PDG muets pour annoncer la fusion de deux entreprises énergétiques cotées, en réponse à l’OPA subliminale d’Enel. Commedia dell’arte contre cocorico du coq gaulois, faut-il que l’Europe soit à ce point en crise pour permettre un tel spectacle !

Car il faut le dire d’emblée, annoncée il y a une semaine dans un grand hôtel bruxellois, la fusion Suez-GDF aurait été célébrée pour sa cohérence économique, pour sa contribution à la remise en cause de la dominance d’EDF, et pour son concours à l’accélération des privatisations. Du reste le Financial Times célèbre la cohérence industrielle de cet appariement. Il ne faut donc pas se laisser piéger par les images fortes et les proclamations martiales. Le rapprochement de Suez et GDF fait sens, il intervient après l’absorption de Ruhrgas par Eon, après le lancement de l’OPA de Gas Natural sur Endesa et après qu’a été écartée la fusion EDF-GDF. La vraie question est d’abord celle-ci : pourquoi assiste-t-on, en Europe, à un tel mouvement de consolidation ? Pourquoi, de surcroît, les gouvernements nationaux soutiennent-ils, contre Bruxelles et parfois contre leurs propres autorités de régulation concurrentielle, de telles concentrations nationales ? La réponse tient en deux propositions. L’une a trait à l’équation énergétique européenne, l’autre à l’échec d’un modèle daté de régulation.

L’équation énergétique européenne change rapidement sous l’effet de la hausse du prix du pétrole et du gaz, de l’anticipation d’un Kyoto 2 qui va renchérir le coût des émissions de gaz à effet de serre et de la certitude que la troisième étape de la libéralisation du marché européen de l’énergie aura lieu comme prévu en 2007.

La fin du pétrole bon marché, la hausse du prix du gaz ont un double effet : ils rendent plus difficile la concurrence faite par les opérateurs alternatifs aux exploitants historiques et ils réintroduisent la question de la sécurité des approvisionnements au cœur des préoccupations des autorités politiques.

La hausse attendue du prix de la tonne de carbone, dans le cadre d’un renforcement de la lutte contre le réchauffement de la planète par la limitation des émissions de gaz à effet de serre, a aussi un double effet. Elle renforce les atouts des entreprises électriques dont le bouquet énergétique est essentiellement hydraulique et nucléaire et défavorise les entreprises dépendantes du charbon et du pétrole.

Pour les Etats, une telle perspective justifie la stimulation de l’investissement et de la recherche comme le montre l’Energy Bill du président Bush. Cette loi, prise l’été dernier, prévoit une forte subvention pour la relance du nucléaire et pour la recherche notamment sur la séquestration du carbone.

Enfin, la confirmation de la troisième étape de la libéralisation des marchés européens de l’énergie en 2007 rend cruciale la sortie des territoires nationaux pour les opérateurs historiques et la mise en œuvre d’offres multiénergies. La conséquence de cette transformation de l’équation énergétique est que la distribution des atouts a changé et la course à la taille a été relancée. EDF ou Vattenfall, assis l’un sur le nucléaire, l’autre sur l’hydraulique, sont renforcés. Suez, grâce à Electrabel (nucléaire) et à la CNR (hydraulique), est devenue une proie désirable. Enel et Eon assis sur des montagnes de cash sont en quête de cibles.

De telles consolidations auraient pu être négociées et gérées dans le cadre européen ; or on constate que ce sont des solutions nationales qui sont recherchées : pourquoi ?

La réponse est simple et brutale : l’Europe a raté sa politique énergétique. Le modèle européen de libéralisation de l’énergie était basé sur un oubli, la sécurité énergétique, et sur trois orientations stratégiques qui se sont révélées erronées.

N’insistons pas sur l’objectif de sécurité : la dépendance à l’égard du gaz russe et les faiblesses du réseau de transport sont maintenant connues.

La libéralisation européenne a été pensée marché par marché, l’objectif de la Commission a été de casser les monopoles nationaux verticalement intégrés et non de constituer une plateforme électrique européenne intégrée en développant les interconnexions aux frontières.

La libéralisation européenne a reposé sur l’idée que des baisses de prix significatives pouvaient être obtenues en multipliant les acteurs et en favorisant leur accès au réseau de l’opérateur historique. La Commission a simplement oublié que ce qui est possible avec un gaz peu cher et lorsque des surcapacités hydrauliques existent est impossible quand le prix du gaz triple comme aujourd’hui. Résultat, il faut aujourd’hui obliger EDF à augmenter son tarif si on veut que les opérateurs alternatifs ne disparaissent pas.

Enfin l’Union Européenne a fait le pari d’une régulation des marchés locaux par des régulateurs locaux ; elle n’a donc pu éviter ni l’absence durable d’un régulateur spécialisé comme en Allemagne, ni la collusion entre le régulateur et les champions nationaux dans nombre de pays.

Le résultat de ce qu’il faut bien appeler un échec collectif est la renationalisation de fait des politiques. Les meilleures illustrations récentes en étant fournies par l’incapacité européenne à négocier avec Gazprom, à penser en commun la diversification des bouquets énergétiques nationaux en tirant parti des acquis des uns et des autres et à bloquer la politique des champions nationaux multiénergies initiée par Eon.

Dans un tel contexte la fusion Suez-GDF réalise le parfait accord entre un gazier et un électricien, entre un opérateur nucléaire et hydraulique et un opérateur gazier, entre un champion du GNL et un spécialiste des services énergétiques, entre un français sans perspective et un belge sous dimensionné. Il n’y a donc rien de scandaleux dans la fusion GDF-Suez ; il y a même des bénéfices secondaires importants comme la banalisation d’EDF dans le paysage européen et la privatisation de GDF.

Faut-il pour autant se résigner à l’échec européen ? La pire erreur serait de maintenir une politique qui fait la preuve de ses insuffisances. Une autre politique est possible qui concilie intensification de la concurrence dans l’intérêt du consommateur, sécurité énergétique et sortie progressive de l’économie carbone. Cette politique doit reposer sur trois piliers. D’une part il faut accepter l’idée que dans les années qui viennent la relance de l’investissement passe par les grands opérateurs historiques - il faut donc restaurer les incitations à l’investissement et renoncer à la vision d’une concurrence atomistique dans le secteur énergétique.

Mais il faut en même temps renforcer la concurrence aujourd’hui très insuffisante. Pour cela la mission de la Commission est d’inciter au développement des interconnexions aux frontières, de rendre plus transparentes les conditions d’accès au réseau de transport de gaz et d’électricité.

Enfin pour mettre en œuvre une politique commune, il faudra se doter d’outils communs. Au premier rang de ces outils devrait figurer un régulateur européen.

La menace de replis nationaux est suffisamment grave, les défis technologiques et industriels sont suffisamment établis, pour qu’on essaie de s’épargner les invectives et les guerres picrocholines actuelles.


Voir en ligne : Telos</I>


Elie Cohen est directeur de recherche au CNRS et membre du Conseil d’analyse économique.
Cet article a été repris par le journal Le Temps (Genève)