Airbus : les politiques dans les nuages

mardi 6 mars 2007

L’affaire Airbus montre qu’il n’est plus possible, à l’heure de la mondialisation, de penser une entreprise sur le modèle politique des rapports franco-allemands.

Dans le flux quotidien des nouvelles sur l’affaire Airbus que faut-il déplorer le plus : la panne d’un grand projet industriel ?, la vision dirigiste de Ségolène Royal ?, la querelle des régions françaises et allemandes au nom de l’emploi ?, les invectives entre " camarades " syndicalistes des deux bords du Rhin ? Une chose est certaine : EADS, incarnation d’une Europe conquérante, s’est mué en symbole de patriotismes industriels décomplexés. Pire : EADS cristallise aujourd’hui les peurs salariales et nationales face à la mondialisation.

Par une ruse de la raison, le plan Power 8 de restructuration d’Airbus oblige les candidats à la Présidentielle à traiter de sujets qu’ils entendaient éviter.

Airbus affronte d’abord un accident industriel majeur. Les ratés du câblage de l’A380 et les dysfonctionnements internes de l’organisation productive révélés à cette occasion conduisent l’entreprise à enregistrer des pertes et à repenser dans l’urgence son organisation productive. Rien ne devrait empêcher une entreprise de redéployer ses moyens, de rationaliser son offre productive dès lors qu’elle se conforme aux lois sociales en vigueur. Or les candidats à la Présidentielle, à gauche comme à droite, entendent lui dénier ce droit au nom de la défense de l’emploi et de la préservation de l’outil industriel. Ségolène Royal propose de contraindre EADS à rembourser les aides reçues en cas de mise en œuvre de Power 8, elle propose aussi de recapitaliser EADS comme s’il s’agissait d’ une entreprise française nationalisée. Nicolas Sarkozy veut que l’Etat français investisse dans EADS, sur le modèle d’Alstom, comme si le partenaire allemand n’existait pas.

En fait si les deux candidats se font dirigistes, c’est parce que EADS entend avec Power 8 traiter une deuxième crise, celle du financement de l’A350. Les hésitations stratégiques d’EADS quant à la nécessité de répondre au défi du " Dreamliner " de Boeing, le doublement des coûts de développement du nouvel avion et la démotivation des actionnaires privés actuels (Daimler et Lagardère) conduisent le management actuel à solliciter les Etats pour des avances remboursables généreuses tout en infligeant à ces Etats des plans sociaux indigestes. Des actionnaires délégitimés, des finances publiques mises à contribution, un contexte de rivalités politiques pour cause de grande coalition ou de campagne électorale : toutes les conditions sont réunies pour une déflagration politique et sociale majeure.

Pour ajouter à la difficulté objective qu’affronte EADS avec le plan " Power8 ", il faut mentionner les cessions d’usines et surtout la montée du co-développement et de l’externalisation de pans entiers de l’A350 et du successeur de l’A320. EADS suit avec retard une politique déjà adoptée par Boeing mais dont l’urgence s’est accrue avec la montée continue de l’Euro par rapport au dollar. On savait que EADS facturait en dollars et payait ses charges en Euros, les crises d’Airbus ont rendu urgentes des décisions de partage des tâches avec des producteurs hors Zone Euro.

On comprend que les pouvoirs publics sollicités financièrement et socialement se soient emparés du dossier mais on comprend aussi que leurs interventions sont soit vouées à l’échec quand elles visent à interdire à l’entreprise de s’adapter, soit destinées à aggraver la crise si elles soumettent les aides remboursables à une conditionnalité sociale.

Les Etats français et allemand sont une partie du problème, ils ne sont pas au-dessus de la mêlée, ils partagent la responsabilité d’une entreprise mal conçue dès l’origine : l’oiseau " EADS " inventé en 2000 ne pouvait pas voler. Faut-il rappeler ici que l’ancien modèle basé sur le " juste retour " et la coopération entre quatre entreprises indépendantes : Aérospatiale, DASA, BAE, et CASA avait permis la réussite de la gamme d’avions Airbus et que l’ambition assignée à EADS était de faire plus et mieux en contribuant à intégrer des entreprises nationales disparates et aux activités parfois redondantes.

La crise continue de l’A380, premier avion décidé dans le cadre d’EADS est l’illustration de l’échec de cette tentative. Echec patrimonial illustré par le retrait progressif des actionnaires privés, échec industriel avec la perte de maîtrise du projet A380 et les faux démarrages de l’A350, échec organisationnel et managérial avec les ratés de l’usine de Hambourg, échec enfin de la gouvernance avec la sempiternelle querelle franco-allemande du "qui décide, qui contrôle". Il faut prendre la mesure de ces échecs si l’on veut sauver Airbus.

Quelle était donc l’économie de l’accord de 2000 dont les chevilles ouvrières furent Dominique Strauss-Kahn et Jean-Luc Lagardère côté français, le Chancelier Shroeder et Manfred Bischoff côté allemand ? Il s’agissait de bâtir un groupe intégré dans l’aéronautique, l’Espace et la Défense sous contrôle conjoint franco-allemand. Les intérêts français qui auraient dû être majoritaires compte tenu des apports industriels acceptèrent la parité car c’était le prix à payer pour éloigner la menace réelle ou imaginaire d’une alliance germano-britannique, intégrer industriellement Airbus et faciliter les rapprochements futurs en matière d’industries de défense. A la demande expresse des intérêts allemands il fut convenu que les Etats et collectivités publiques actionnaires renonçaient explicitement à leurs droits au profit des actionnaires industriels privés : Lagardère et Daimler.

Depuis 2000 le Gouvernement allemand n’a cessé de réduire ses ambitions en matière de Défense tout en prétendant régir l’avenir d’EADS, sans en être actionnaire. Quant à Jacques Chirac son interventionnisme au service de Noël Forgeard n’a pas peu contribué à dégrader le climat au sein des équipes Airbus.

Aujourd’hui Louis Gallois peut appeler de ses vœux une réforme de la gouvernance, le ministre allemand des transports réclamer une réouverture des négociations, Ségolène Royal une entrée des régions dans le capital et Thierry Breton feindre de croire que les actionnaires et les managers sont aux postes de commande, la vérité est qu’il faut remettre l’ouvrage EADS sur le métier.

Deux scénarios d’évolution sont envisageables.
 Le premier prendrait acte de la dynamique de la mondialisation et de la disponibilité d’investisseurs financiers prêts à accompagner EADS dans sa croissance : EADS deviendrait une pure entreprise privée (une public company au sens américain du terme), les Etats et collectivités publiques se retireraient alors du capital. EADS comme Boeing aurait des rapports contractuels avec les Etats pour développer tel ou tel projet mais les Etats ne pourraient interférer dans la stratégie, la gouvernance et a fortiori la gestion.
 Le second reviendrait sur toutes les évolutions de 99-07 et aboutirait au démantèlement d’EADS et à la reformation de sociétés nationales. Les nouvelles entités pourraient être publiques ou privées, elles pourraient contracter de part et d’autre du Rhin mais un terme serait mis au simulacre de la société intégrée.

Au delà d’Airbus, c’est l’acquis des relations franco-allemandes qu’il faut préserver en prenant acte de l’affirmation allemande et en renonçant aux chimères d’un partenariat industriel électif franco-allemand.

Elie Cohen est directeur de recherche au CNRS et membre du Conseil d’analyse économique.

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