Entretien à L’Express

mars 2001

Le nouvel ordre économique mondial que vous décrivez serait fondé sur la multiplication des arbitres, des autorités de régulation ?

C’est vrai et on n’a pas assez remarqué, au sein de l’organisation mondiale du commerce, la naissance d’une instance arbitrale chargée de régler les différends, l’ORD (organisation de régulation des différends). Jusque là il fallait forcément que les Etats eux-mêmes se mettent d’accord pour régler les conflits. Là, on a une instance autonome qui instruit le dossier et prend sa décision en la motivant. Et, divine surprise, elle a vraiment su s’affirmer, condamnant parfois l’Europe, parfois les Etats-Unis.

Pourtant à Seattle on a tiré sur l’arbitre.

Oui et c’est une grave erreur des mouvements contestataires, puisque la naissance d’un tel arbitre, c’est la fin ou le recul de l’unilatéralisme, c’est la fin de l’imposition du point de vue du plus fort. Ce qu’on lui reproche en réalité, c’est de n’intervenir que dans le domaine commercial. Il faudrait couvrir également les domaines écologiques, culturel, social.

On a reproché à l’OMC d’être la voix des multinationales ?

Pas du tout. D’abord de nombreuses décisions leur ont été défavorables, et que je sache aucune multinationale n’a déploré l’échec de Seattle. C’est un signe. Mais surtout, les mouvements contestataires oublient que dans une économie mondiale totalement intégrée, avec des médias internationaux et des débats publics mondiaux, les grandes multinationales sont devenues très fragiles par rapport à eux. Avec la menace de boycott, les ONG ont une arme atomique entre les mains. Regardez ce qui se passe sur la propriété intellectuelle en matière de médicaments : elles ont été obligées de céder des licences gratuites de traitement anti-Sida. On voit même pointer un débat sur la légitimité, en situation de grande pauvreté, de conférer une protection aussi large et aussi longue aux entreprises ayant développé de nouveaux brevets.

Mais ne risque-t-on pas d’aboutir à un gouvernement d’experts, sans légitimité démocratique ?

N’oublions pas tout de même que ces instantes arbitrales naissent du pouvoir, que ce soit le pouvoir politique national, quand il crée, par exemple, une autorité de régulation dans le domaine de l’électricité ou des télécoms, ou l’ensemble des Etats lorsqu’ils décident de transformer le Gatt, un simple accord en une organisation internationale autonome comme l’OMC. Donc, le transfert de compétences est bien voulu. Soulignons aussi que les décisions de ces organes sont motivées, une peine que ne prend pas toujours le pouvoir politique estimant que sa légitimité suffit à donner un crédit à ses décisions.

Mais pourquoi les autorités politiques se dépossédent-elles elles-mêmes de leurs prérogatives ?

Pourquoi a-t-on donné leur indépendance aux banques centrales ? Parce que la monnaie étant le bien fondamental, au cœur de toutes les relations économiques, doit échapper aux cycles électoraux, à la tentation du court terme. Autrement dit on exprime là le fait qu’il y a une volonté politique supérieure à celle qui se manifeste à chaque renouvellement électoral. Reste qu’une institution indépendante dont l’action n’est pas ratifiée par le plébiscite quotidien des populations concernées est en danger. On a bien vu que ce qui a fait la force de la banque centrale allemande c’était le credo de l’ensemble de la population dans la solidité d’une politique de lutte contre l’inflation. Bref, on voit bien là que ces institutions ne traduisent pas un déficit de légitimité mais au contraire un principe politique supérieur au principe politique courant qui s’exprime dans les alternances.

Mais beaucoup reste à faire dans la régulation. On en a deux exemples sous les yeux. L’Europe n’a pas su fixer des règles communes à l’attribution des licences UMTS, pas plus que l’Angleterre n’a su maîtriser l’épidémie de la fièvre aphteuse.

Oui, car nous sommes à un moment crucial où le mouvement de démantèlement de certaines structures de protection nationale enclenché voici une vingtaine d’années, arrive à peu près à son terme. En 20 ans, il est fabuleux de voir les transformations réalisées. Parallèlement à cela on n’a pas reconstruit de régulations régionales, européennes et internationales, aussi rapidement que l’on a détruit les protections nationales. Prenons le cas de l’UMTS, ces fameuses licences de 3e génération en matière de mobiles : on a eu la bonne idée, au départ de fixer un cadre européen, et on s’est mis d’accord sur la nécessité d’une libéralisation et d’un passage rapide à la troisième génération pour rattraper le retard pris par rapport aux Etats-Unis dans le domaine d’Internet. Mais on n’a pas été capable d’établir des modalités communes d’attribution. Et on a dissimulé cette carence sous le principe de subsidiarité... Résultat, un désastre financier se profile. A partir du moment où l’on a un marché unique totalement intégré, une gestion unifiée est indispensable. De même, est-il vraiment logique d’avoir 12 ou 15 systèmes de contrôle aérien ?

Et pour la fièvre aphteuse ?

C’est le continent de la régulation en matière écologique et sanitaire qui s’ouvre devant nous. Car les virus circulent comme l’information ! C’est la globalisation humaine et même bactérienne : les populations se déplacent, les gens voyagent. Des instances de régulation internationales et régionales sont indispensables. Je suis certain qu’on finira par avoir une organisation mondiale de l’environnement : elle émettra des permis négociables permettant de gérer les rejets au niveau de la planète entière, et aura à sa disposition un arsenal de sanctions.

Vous expliquez que la France a réglé le problème de l’encadrement des monopoles par la nationalisation alors que les Etats-Unis se sont contentés de créer des autorités de régulation. Mais aujourd’hui on commence en France à parler de privatisation des services publics ?

Oui nous sommes en train d’abandonner les monopoles administratifs. Déjà, dans les télécoms, l’ART (l’autorité de régulation des télécoms) fait appliquer une loi qui reconnaît qu’il y a un service universel du téléphone _ c’est l’aspect service public _ et veille en même temps à ce que les nouveaux entrants puissent exercer leur métier _ c’est l’aspect concurrence et ouverture du marché. Le même processus est à l’œuvre dans l’électricité. EDF va être obligée de vendre 10 % de sa capacité de production à des concurrents pour qu’ils puissent investir le marché national.

Ira-t-on jusqu’à la privatisation ?

Certes, il n’y a aucune obligation à privatiser des entreprises de service public dès lors qu’une autorité de régulation indépendante veille aux conditions de la concurrence. Malgré tout, on voit bien que si l’activité d’EDF diminue sur le territoire national à cause d’une nouvelle concurrence, elle devra se rattraper à l’extérieur des frontières et donc réaliser des acquisitions. Mais on voit mal l’Etat, empêtré dans la vache folle et les minima sociaux, consacrer 100 milliards de ressources budgétaires à l’augmentation de capital d’EDF pour lui permettre d’acheter Hydrocantabrico en Espagne, EMBV en Allemagne, Light au Brésil ou London Electricity... Privatiser serait certes un moyen de lever des capitaux, mais c’est pour le moment un tabou, politico-syndical. Je ne serais donc pas très surpris si, d’ici l’année dernière, on créait un machin qui pourrait s’appeler EDF International et serait chargé de gérer le développement et irait en Bourse pour lever des capitaux.

La Poste et la SNCF pourraient-elles suivre le même chemin ?

A la SNCF le problème se pose dans les mêmes termes, pour le fret, une activité qui n’a de sens qu’au niveau européen. Pour des raisons écologiques (qui privilégient le rail sur la route) et financières, il va falloir d’une manière ou d’une autre rapprocher cette branche d’autres compagnies européennes. Et pour arriver à la constitution de quelques grandes entreprises intégrées de fret européen, il faudra bien que la SNCF évolue. Comme toujours en France, cela prendra beaucoup de temps. Mais cela nous évitera peut-être de faire certaines erreurs. Après tout le modèle d’organisation électrique ou ferroviaire britannique n’est pas idéal, même s’il constitue un progrès : auparavant ces réseaux étaient délaissés. Alors, nous qui partons d’une meilleure situation en matière d’infrastructures, et d’équipements, peut-être parviendrons-nous à mieux gérer la transition.

Propos recueillis par Sabine Delanglade


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