Le programme commun de la France : Education, choisir une politique... et s’y tenir

vendredi 22 décembre 2006

Par François Dubet,
professeur de sociologie à l’université de Bordeaux II, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales

L’école républicaine, qui s’appuie sur des convictions aujourd’hui en partie dépassées, doit faire l’objet d’une réelle volonté politique de la réformer. Un enjeu capital pour les générations futures.

Le système scolaire français est parvenu au terme d’une période de son histoire et de son développement. L’école républicaine construite à la fin du xixe siècle sur le projet d’intégrer une nation, d’asseoir un modèle politique et de développer le niveau culturel des citoyens a atteint ses frontières au cours des trente dernières années. Tous les enfants vont au collège, 70 % des élèves obtiennent un baccalauréat, plus de la moitié d’une classe d’âge accède à l’enseignement supérieur et ce n’est donc plus dans l’élargissement massif de ce système que se tient l’avenir de l’école. Sans céder en rien au discours de la catastrophe, de la chute du niveau, de la sclérose du système et du salut dans un retour vers un passé mythifié, il faut bien reconnaître qu’au terme de cette longue période l’école ne va pas bien parce que, pour l’essentiel, le changement s’est accompli dans un modèle scolaire qui n’a pas manqué de grandeur, mais qui s’épuise sous nos yeux. Identifions quelques problèmes majeurs parmi bien d’autres.
Repenser la formation de base et l’orientation scolaire

Face aux inégalités scolaires que la massification n’a pas résorbées mais qu’elle a rendues plus insupportables, puisque chacun a le droit de réussir, la réponse aujourd’hui la plus visible cherche à concentrer les efforts sur le recrutement des élites en créant des dispositifs particuliers permettant aux bons élèves des quartiers défavorisés d’accéder aux grandes écoles. On peut imaginer d’étendre ces dispositifs aux minorités victimes du plafond de verre. Mais s’il n’y a rien à opposer à ces stratégies, le problème essentiel n’est pas là. D’une part, cette politique ne met pas en cause un mode de production des élites qui repose sur une sélection précoce et continue aboutissant à un relatif « formatage ». D’autre part et surtout, cette politique ne dit rien ou à peu près de ce que l’on fait de la grande masse des élèves qui restent condamnés à l’échec. En fait, l’enjeu central est celui de l’école élémentaire et du collège où se cristallisent les inégalités ; plus largement, c’est celui de la formation de base que notre société peut garantir à tous. Après l’échec relatif des politiques de ZEP dont on peut seulement dire qu’elles ont peut-être freiné le creusement des inégalités, il importe de savoir comment on peut reconstruire des établissements scolaires de qualité dans les quartiers et les zones populaires. Il est peu probable que nous y parvenions sans redéfinir le statut des établissements, les services des enseignants, leur mode d’affectation, le type d’évaluation et de pilotage des établissements... Faut-il créer des statuts dérogatoires pour les enseignants et les établissements des zones « difficiles » afin d’en élever sensiblement la qualité ? Ces questions sont d’autant plus urgentes que nous savons que, dans un grand nombre de villes, la carte scolaire n’est plus un outil efficace de mixité sociale et qu’il sera difficile de freiner la fuite des classes moyennes vers des établissements qui semblent garantir de meilleures conditions d’études. L’école française souffre aussi d’une tradition aussi injuste qu’inefficace conduisant à orienter systématiquement les élèves les plus faibles vers les formations professionnelles considérées comme des voies de relégation. Le fait que ces pratiques s’enracinent dans une conception bien établie des dignités scolaires ne saurait justifier que perdure un système participant à l’organisation sociale du mépris pour les emplois réservés aux enfants des catégories populaires.

Au-delà de ces questions de pilotage, de statut et d’organisation du système et des établissements, se pose aussi un problème d’équité dans les transferts sociaux qui se jouent à l’école. De façon générale, les meilleurs des élèves font des études plus longues, plus efficaces et de meilleure qualité que les autres. Il n’y a rien à redire à cela si ce n’est que ces meilleurs élèves sont aussi issus des classes sociales les plus favorisées. On doit alors se poser la question du prix des études et de qui les paie, notamment des études supérieures dont la quasi-gratuité peut être une sorte de redistribution sociale à l’envers puisque, payées par tous, elles bénéficient aux meilleurs, qui sont aussi les plus favorisés.

Réduire la pression des études et alléger l’emprise de l’école sur la société
Durant les années 60 et 70, la massification scolaire multipliant les diplômes et les qualifications a été associée à une croissance quasiment parallèle des emplois correspondant à ces diplômes. Depuis une vingtaine d’années, cet équilibre s’est défait. Au bas de la hiérarchie scolaire, les jeunes sans diplômes sont quasiment condamnés à une très longue période de chômage et de précarité. Au sommet de cette hiérarchie, au prix d’une compétition scolaire accrue, les plus diplômés maintiennent souvent des situations de rente. Au milieu, bien des étudiants connaissent un déclassement en regard de leurs aspirations et la moitié d’entre eux occupent un emploi sans liens directs avec leur formation. Cette situation a une double conséquence. Une grande partie de la population investit dans les études, convaincue qu’il s’agit là de la seule voie de salut, alors que d’autres renoncent à jouer le jeu et décrochent progressivement. Selon la position que l’on occupe, l’utilité des études apparaît excessive ou bien trop faible. Bien qu’il paraisse vain de rêver d’une adéquation parfaite de la formation et des emplois et qu’il ne soit pas souhaitable de réduire l’acquisition des connaissances et de la culture à cette utilité, il est clair que cet enjeu est aujourd’hui central, comme l’ont montré les mouvements anti-CPE et les émeutes urbaines de 2005.

Comment orienter les élèves ? Peut-on se satisfaire de la juxtaposition d’un secteur hyper sélectif et rentable et d’un secteur peu sélectif et aux faibles utilités tel qu’il fonctionne aujourd’hui entre certaines filières du secondaire, et surtout entre les écoles et les IUT d’une part, et les universités de l’autre, dont la sélection en cours d’études n’est pas moins féroce ? Si le mot sélection fait peur, comment mettre en place une orientation clairvoyante ? Ne faut-il pas alléger l’emprise des qualifications scolaires sur l’accès à l’emploi ? Ne peut-on imaginer de détendre le calendrier scolaire afin de permettre que la formation et le travail s’interpénètrent, comme c’est le cas dans de nombreux pays où la pression des études est moins forte et le système scolaire pas moins efficace ? Ne faut-il pas redéfinir l’emprise de l’école dans une société qui en attend beaucoup et peut-être trop ?

Que doit-on apprendre à l’école ? Sauf à réduire l’école au rôle de machine à sélectionner les élèves de façon plus ou moins juste et à transmettre les connaissances qui permettent cette sélection, on doit aussi tenir l’éducation pour une activité « morale » chargée de socialiser les élèves et de développer leurs compétences et leur autonomie. Sur ce point, notre école est dans une situation difficile car le développement des médias et des nouvelles technologies a profondément transformé son environnement culturel et parce que les programmes scolaires sont construits autour d’une accumulation qui n’a véritablement de sens que pour les très bons élèves franchissant pas à pas les étapes de la sélection. Le poids de ce modèle scolaire et la logique de construction des programmes entraînent de grandes difficultés, comme en témoignent le faible intérêt des élèves, même quand ils travaillent bien, le nombre élevé d’élèves qui n’acquièrent pas les compétences et les connaissances perçues comme fondamentales et, faut-il le rappeler, les performances moyennes de la France dans les comparaisons internationales des enquêtes Pisa. Cette faible efficience des apprentissages se manifeste par exemple dans le choix privilégié des baccalauréats scientifiques, alors que le nombre des étudiants en sciences ne cesse de décroître. Tout se passant comme si on choisissait une discipline pour sa valeur sélective plus que pour son intérêt intellectuel.

Une nécessaire réflexion sur la culture scolaire

Sans doute faut-il que l’école transmette des traditions intellectuelles et les éléments d’une grande culture. Mais en même temps, l’école doit se soucier prioritairement de ce qu’une société considère comme les compétences et les connaissances considérées comme indispensables à chaque citoyen, même à celui qui ne fera pas de longues études. Enfin, on peut imaginer que l’école s’attache à transmettre les compétences utiles à la préparation des élèves à la vie démocratique et sociale d’une société qui appelle de solides dispositions à la formation tout au long de la vie. Cette réflexion sur la culture scolaire, les fondateurs de l’école républicaine ont su la développer en leur temps. Depuis, les programmes n’ont cessé de s’alourdir sans que l’on parvienne véritablement à fixer des priorités et à développer les méthodes et le climat pédagogique qui permettent de former des sujets et pas seulement des élèves capables de franchir des épreuves sélectives. Les conduites inciviles et violentes le rappellent avec force ; à l’école, le retour de la discipline ne saurait être une simple politique de maintien de l’ordre. Aujourd’hui, l’école a besoin d’un projet éducatif.

L’innovation et la recherche. Au cours de son histoire, la France n’a pas choisi l’Université. La formation des élites a été confiée aux grandes écoles et aux moins grandes qui se sont multipliées depuis quelques années. Chaque fois que se sont posés de grands enjeux de recherche, ils ont engendré la formation de grands organismes extérieurs à l’Université : le CNRS, l’Inserm, le CEA, l’INRA... Depuis quelques années, ces grands organismes se sont rapprochés de l’Université, mais celle-ci a d’abord absorbé la massification en multipliant les universités et leurs antennes. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette situation ne place pas notre pays parmi les premières puissances scientifiques. Les liens avec la recherche privée sont faibles, le monde de la recherche est à la fois bureaucratique et clivé, les jeunes chercheurs se sentent mal traités et les meilleurs d’entre eux sont tentés de partir.

Dès lors, choisit-on les universités ou en fait-on des collèges universitaires qui ne disent pas leur nom ? Ces universités doivent-elles être plus autonomes et, par conséquent, faut-il accepter qu’elles soient hiérarchisées comme c’est le cas dans tous les autres pays ? Le statut des chercheurs et des enseignants chercheurs ne peut que ce qu’il est. Faut-il un statut unique ? Comment favoriser la mobilité et l’internationalisation des enseignants et des chercheurs ? Déjà, le monde de l’enseignement supérieur a beaucoup changé, mais si l’on ne veut pas que la question pressante des moyens ne soit qu’affaire de colmatage, on doit être capable de répondre clairement à ces questions-là.

Pas seulement une question de moyens

Ce n’est pas à la science de dire ce que doit devenir l’école tant les valeurs comptent en cette matière, mais on doit au moins s’accorder sur la nature d’un problème. La plupart des spécialistes, des acteurs professionnels et l’opinion publique elle-même, telle que la saisissent les sondages, s’accordent au moins pour reconnaître que ce sont là de sérieux problèmes et l’on peut se féliciter du fait que les acteurs politiques semblent disposés à s’en saisir alors qu’ils étaient fâcheusement discrets lors des échéances électorales précédentes. Même si chacun de ces problèmes appelle probablement des moyens supplémentaires, les moyens ne sont pas par eux-mêmes une politique et la question se pose de savoir ce que l’on en fait, au service de quelle politique ils sont mobilisés.

Toutes ces questions appellent des réponses de droite ou de gauche, libérales ou sociales-démocrates. Mais dans l’état actuel des choses, l’essentiel est que des réponses soient données et que l’on sorte d’un cycle de réformes plus ou moins avortées qui font que si l’institution scolaire se transforme, contrainte et forcée, elle ne se réforme pas. La difficulté principale vient du fait que depuis de très nombreuses années on peut avoir le sentiment que l’éducation et la recherche, qui consomment une part importante du PIB, échappent en réalité au contrôle politique dans un pays où, cependant, l’Etat semble tout commander. Le monde scolaire et universitaire paraît ne discuter qu’avec lui-même, le Parlement se bornant à voter le budget. Il est vrai que les quelques tentatives de réformes se sont transformées en défaites politiques cuisantes, pour la droite comme pour la gauche. S’il est une urgence centrale, c’est que le politique, et à travers lui la Nation, se ressaisisse de l’éducation. Non pour proposer la réforme finale perçue comme une sorte de grand soir, mais pour dire ce que sera la politique de l’éducation et de la recherche des vingt prochaines années. Plutôt que d’être républicains dans la nostalgie d’un âge d’or aussi improbable que perdu, inspirons-nous aujourd’hui du courage des pères fondateurs de cette école qui se sont clairement demandé de quelle école leur société et leurs convictions avaient besoin.


Voir en ligne : Le Nouvel Economiste