De la CGE à Alstom : une histoire bien française

janvier 2004

Dans Sociétal 1er trim 2004 - N°43

« En mariant Alstom et Areva, tu réaliseras le rêve d’Ambroise ». Ces propos tenus par Michel Pébereau à Francis Mer, si l’on en croit les récits parus dans la presse, laissent rêveur. Non pas tant par l’évocation d’Ambroise Roux, baron emblématique d’un capitalisme colbertiste, mais parce qu’ils prêtent des arguments « pompidoliens » de politique industrielle au banquier qui symbolise, précisément, le passage du colbertisme à une économie de marchés financiers.

Ils sont cependant significatifs, car l’affaire Alstom a fourni l’occasion, à droite et à gauche, d’un retour des thématiques de la politique industrielle, que l’on n’a cessé d’enterrer depuis vingt ans. En vérité, il ne pouvait pas en être autrement : Alstom, cohéritière, avec Alcatel, du groupe de la Compagnie Générale d’Electricité (CGE), a la politique industrielle inscrite dans son code génétique. Dès lors que, pour diverses raisons (le décrochage européen dans le high-tech, l’émergence de la Chine comme champion des « low cost economies »...), les responsables politiques nationaux se sont à nouveau saisis de la question industrielle, l’affaire Alstom ne pouvait que réveiller les vieux réflexes.

L’histoire d’Alcatel-Alsthom, ex-CGE, nous fournira une double trame : celle des mues successives d’un groupe industriel national, puis celle des outils de la politique industrielle. L’objectif étant de comprendre les sources de la crise actuelle, et d’évaluer les moyens qui restent à la disposition de la puissance publique pour traiter un sinistre industriel majeur. Ce groupe est en effet un analyseur de la relation Etat-industrie : il l’était hier quand l’enjeu était la reconstruction et que l’administration française était dirigiste, il l’est encore aujourd’hui quand l’enjeu est la nouvelle division internationale du travail et que l’administration bruxelloise est aux commandes. Nous verrons comment, à travers ses hésitations stratégiques, la faiblesse de sa structure de gouvernance, les interférences des pouvoirs publics et l’absence d’une réelle structure de management, le groupe a fini par éclater et se replier sur son activité principale, les télécommunications.

LES QUATRE AGES DE LA CGE

La CGE d’Ambroise Roux, « ministre-bis de l’Industrie »

La CGE d’Ambroise Roux est le symbole du « capitalisme sans capitaux », encastré dans l’Etat. Fondée en 1898, elle fut surtout bâtie après-guerre, et son démantèlement commença en 1983. C’est le groupe qui illustre sans doute le mieux l’économie de financements administrés : ses ressources financières proviennent pour une large part, non du marché, mais de contrats publics, d’aides, de bonifications, d’incitations, de subventions. Représentative du « colbertisme high tech », la CGE d’Ambroise Roux ne sollicitera guère la Bourse, mais saura se brancher sur les financements publics pour investir, exporter, s’implanter à l’étranger, développer sa recherche. Elle fera même un usage intelligent des préfinancements de la commande publique pour développer son outil de production et s’assurer un matelas de ressources qu’elle utilisera pour ses placements et son autocontrôle.

Ambroise Roux sait se rendre indispensable dans tous les grands projets initiés par De Gaulle, financés par l’Etat, aux débouchés garantis et protégés de la concurrence extérieure : la CGE occupe ainsi une place centrale dans la CII (Compagnie Internationale pour l’Informatique, créée en 1966) puis la CII-HB (née de la fusion de la CII avec Honeywell Bull en 1975), les moteurs du projet informatique français. Partenaire du CNET (Centre nationale d’études des télécommunications) dans la commutation temporelle, elle est depuis longtemps un acteur majeur du projet télécoms avec sa filiale la CIT, qui devient CIT-Alcatel après la fusion avec Alcatel en 1968. Elle est aussi dans le nucléaire : elle a certes porté le projet rival (dit à eau bouillante) du PWR, qui l’a emporté. Mais elle jouit d’un quasi-monopole dans la fabrication des turboalternateurs des centrales, en particulier grâce à l’absorption d’Alsthom.

Cette dernière acquisition, achevée en 1970 (qui assure aussi à la CGE une place de premier plan dans le ferroviaire, et donc les programmes de TGV), est une grande victoire pour Ambroise Roux dans la bataille qui l’oppose alors à Paul Richard, le patron de Thomson. Ces frères ennemis s’affrontent sur de nombreux autres terrains, notamment les télécoms et l’informatique. La lutte ne cesse que durant les cinq ans (1969-1974) qui suivent l’instauration d’une entente entre les deux entreprises, au nom de la « résistance à la concurrence étrangère » : un partage des tâches surnommé le « Yalta de l’électronique ».

Outre son imbrication dans l’économie de financements administrés, l’entreprise a bénéficié des liens d’amitié et de connivence politique entre Ambroise Roux et Georges Pompidou, qui ont fait du patron de la CGE une sorte de ministre de l’industrie-bis, doté d’une influence non négligeable dans le domaine de la fiscalité ou de la réglementation des entreprises.

Après l’arrivée à l’Elysée de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, la CGE, considérée comme une entreprise « gaulliste » (son président avait soutenu Chaban-Delmas durant la campagne présidentielle), n’a pas la faveur du nouveau pouvoir. Mais Ambroise Roux va vite rebondir. Il est en effet le leader d’un groupe de pression patronal avec lequel tous les gouvernements doivent compter : il dirige la commission économique du CNPF et préside l’AGREF, la puissante association des grandes entreprises françaises. Son génie est de parvenir, tout en faisant financer son groupe par l’Etat, à faire prévaloir l’intérêt de la CGE contre les technostructures étatiques, voire contre la volonté politique des gouvernements. Il sait les rallier à sa cause : il est entendu à cette époque que « ce qui est bon pour la CGE est bon pour la France ».

Fort de ce pouvoir, il dirige l’entreprise en choisissant ses barons, et le groupe devient une sorte de conglomérat féodal où les patrons de filiales disposent d’une grande autonomie, tempérée par le pouvoir d’un chef qui peut à tout moment les révoquer mais qui sait aussi les récompenser. Le conseil d’administration est bien sûr composé d’amis et d’obligés du président. Les dispositifs de contrôle interne comme externe sont flous. Rien à avoir avec la mécanique obsessionnelle du contrôle de gestion d’un Harold Geneen, le patron d’ITT. Ici la cooptation, l’allégeance, quelques objectifs quantifiés tiennent lieu de système managérial.

Cette mécanique va s’enrayer, un court moment, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir. Ambroise Roux déclare publiquement qu’en cas de victoire de la gauche, il ne restera pas à la tête d’une CGE nationalisée. Il met en avant son directeur général Georges Pébereau (qui travaille avec lui depuis les années 70) pour lui succéder. Le pouvoir de gauche va nommer un diplomate, Jean-Pierre Brunet, à la tête du groupe, mais dans les faits, c’est Pébereau qui le dirigera avant d’en devenir, trois ans plus tard, officiellement président.

La CGE de Georges Pébereau, leader mondial des télécoms

Georges Pébereau dirige donc un groupe nationalisé. Mais cette nationalisation ne va modifier ni le fonctionnement interne de la CGE, ni ses choix stratégiques. Le nouveau patron reste fidèle à l’héritage de son prédécesseur. Il s’attache à nouer des liens avec Alain Boublil (le conseiller à l’industrie de François Mitterrand), et se met ainsi en situation d’enrôler l’Etat au service de la croissance du groupe. Même Ambroise Roux va peu à peu revenir en grâce auprès du nouveau pouvoir, jusqu’à devenir le conseiller occulte de Mitterrand sur les questions industrielles. Ce dernier, malgré ses divergences idéologiques avec ses prédécesseurs, considère que l’industrie est un attribut de souveraineté, que le rôle de l’Etat est de promouvoir les intérêts de l’industrie nationale. Il mènera donc une politique interventionniste, du moins jusqu’au tournant de 1983-1984. La CGE peut redéfinir son portefeuille d’activités dans les meilleures conditions possibles, puisque l’Etat est souvent actionnaire à la fois de la cible et de la proie.

La CGE renforce d’abord son pôle télécoms avec l’acquisition de Thomson-Télécom. Thomson avait rompu le « Yalta de l’électronique » en entrant sur ce marché, encouragée alors par la Direction générale des Télécommunications (DGT), et devenant ainsi un concurrent direct dans un secteur en pleine croissance. Mais, en 1983, Thomson se heurte à des difficultés technologiques et financières. Son président Alain Gomez sait que, pour survivre, son groupe doit se désengager de certaines activités. Georges Pébereau en profite pour racheter la division télécoms de son concurrent, et la fusionne avec Alcatel. Il parvient évidemment à présenter la fusion comme une nécessité pour la France : réduire les coûts de développement et présenter un front uni sur le champ de bataille international. Une fois de plus, les pouvoir publics endossent la politique de la CGE, que son président cherche à internationaliser.
Georges Pébereau se sépare de la SGE (Société générale d’entreprise, qui s’est développée dans le BTP) au profit de Saint-Gobain - qui la cèdera par la suite à la Générale des Eaux. Il veut faire de la CGE un des grands mondiaux des télécoms, quitte à laisser le leadership de l’électronucléaire à Schneider. Dans cette perspective, il considère toutes les cibles possibles dans la commutation et la transmission. Sa conviction est que l’ère des clubs fermés des équipementiers fournisseurs des monopoles nationaux d’opérateurs téléphoniques arrive à son terme, pour des raisons technologiques (le coût de développement des nouveaux systèmes de communication) et économiques (la déréglementation et la libéralisation). Le hasard de la vie des affaires aux Etats-Unis va lui fournir une occasion exceptionnelle de se hisser d’emblée au premier rang mondial des équipementiers téléphoniques. En effet, le conglomérat américain ITT, affaibli par la pression des raiders dont il est la cible et par des difficultés techniques occasionnelles dans la mise au point du commutateur temporel S12, cherche à céder des actifs. Alors que Pébereau est sur le point d’obtenir la cession des activités européennes d’ITT, la droite revient au pouvoir, et avec elle Edouard Balladur, ministre des Finances, qui veut lancer les privatisations. Il connaît bien la CGE pour en avoir dirigé plusieurs filiales, et hésite à laisser l’entreprise réaliser cette acquisition juste avant sa privatisation. Il fait remplacer Pébereau par Pierre Suard, et c’est finalement ce dernier qui signera les accords avec ITT.

La CGE de Pierre Suard : mondialisation et « noyaux durs »

Pierre Suard va être chargé de la privatisation de la CGE. Les privatisations de cette époque illustrent la nature du capitalisme français au sortir des nationalisations. Pour pallier le manque d’acteurs capables d’exercer un contrôle sur les entreprises nouvellement privatisées, un système de « noyaux durs », de participations croisées entre entreprises présélectionnées est mis en place. Le ministre invente ainsi un capitalisme oligarchique contrôlé par une élite publique, dont Pierre Suard, comme d’autres patrons, est le bénéficiaire : le PDG a en effet pratiquement carte blanche pour choisir ses actionnaires. Dans cette filière inversée du capitalisme, Pierre Suard, comme du temps d’Ambroise Roux (qui est revenu au conseil d’administration), nomme qui il veut. Les marchés financiers apportent à l’entreprise l’épargne des ménages, directement à l’occasion des mises sur le marché des entreprises (offres publiques de vente) ou indirectement à l’occasion d’investissements réalisés par des fonds de pension ou des Sicav. Ces investisseurs institutionnels, notamment étrangers, n’auront guère voix au chapitre : l’oligarchie nationale, elle-même privatisée bien qu’issue des grands corps d’Etat, va prendre le relais.

Profitant de ses amitiés politiques et de sa puissance financière, Suard va considérablement développer la CGE, tout en la réorganisant. C’est sous son règne qu’elle deviendra, en 1991, Alcatel-Alsthom. Parmi les opérations d’envergure qu’il réalise, on trouve en bonne place l’accord signé en 1989 avec GEC (General Electric Company) pour fusionner les activités électrotechniques du groupe britannique avec celles d’Alsthom, sous le nom de GEC-Alsthom.

Après avoir augmenté, jusqu’en 1990, la participation de la CGE dans Framatome, le champion français des chaudières nucléaires, Suard doit renoncer à son projet de fusion Alsthom-Framatome, sous la pression conjuguée des dirigeants de Framatome et du pouvoir de gauche. Il poursuit l’expansion du groupe dans l’autre grand pôle de la CGE, les télécoms, regroupés sous la bannière Alcatel NV. Les acquisitions qu’avaient réalisées Pébereau dans ce secteur vont servir de point de départ à une forte croissance internationale, en Europe (Royaume-Uni, Allemagne, Italie, et quelques percées dans les pays de l’Est), mais aussi sur les autres continents. Si le démarrage est laborieux aux Etats-Unis, Alcatel consolide son implantation en Amérique du Sud, notamment au Brésil (acquisition de plusieurs compagnies locales). Mais surtout, elle fait figure, avec sa filiale belge (BMT), de pionnière en Chine (grâce à Shanghai Bell, une joint-venture avec les PTT chinoises).

Suard saisit aussi l’opportunité de la téléphonie mobile. En multipliant les partenariats, Alcatel s’installe sur le marché des infrastructures GSM et dans la fabrication de téléphones portables. L’entreprise répond même à l’appel d’offres pour devenir le troisième opérateur de téléphone mobile en France, et songe à s’installer sur le marché des communications satellitaires via un investissement dans Globalstar, un réseau téléphonique mondial, grâce auquel elle doit accéder à la responsabilité d’exploitant. Enfin, Alcatel ne parvenant pas à devenir le troisième opérateur de mobiles, elle prend une participation de 25 % dans une des holdings de contrôle de SFR (Cofira) en 1994 aux côtés de la Compagnie générale des Eaux.

Suard considère alors qu’un grand des télécoms doit s’intéresser à tous les aspects du métier : non seulement aux réseaux, mais aussi aux contenus. Il est tenté par une aventure dans les médias. Dès 1987, la CGE augmente son ancienne participation dans la Générale occidentale (GO), un groupe qui possède des intérêts dans la communication (L’Express, Les Presses de la cité, France Loisir...), mais aussi dans la distribution en grandes surfaces, les forêts ou la prospection pétrolière. Elle en devient l’actionnaire majoritaire avec 41%. C’est Ambroise Roux, à la tête de la GO, qui sera chargé de renforcer le pôle communication et de se séparer des autres activités. Un an plus tard, la GO devient le deuxième actionnaire (derrière Havas) de CEP-Communication, qui donne naissance au Groupe de la Cité, deuxième éditeur français.
La chute de Suard en 1995, à la suite d’une mise en cause judiciaire (on l’accuse d’avoir financé des équipements de sécurité pour l’une de ses résidences avec l’argent de l’entreprise) intervient alors qu’Alcatel-Alsthom connaît quelques difficultés liées à la crise économique. Le groupe est très diversifié mais reste solide, il a su négocier le tournant de la mondialisation. Il entrevoit la révolution des réseaux Internet et prend à cet effet une participation de 10,5% dans une start up nommée Xylan. Le conseil d’administration trouve à Suard un successeur en la personne de Serge Tchuruk, qui vient de rétablir Total de façon spectaculaire.

La CGE de Serge Tchuruk : l’ambition du « pure player »

L’ère Tchuruk commence par des annonces spectaculaires : le groupe, qui avait beaucoup grossi, et dans lequel chacun croyait voir le prototype du champion national ayant réussi sa mue en conglomérat technologique mondialisé, est soudain présenté par son propre président comme un ensemble hétéroclite aux activités non intégrées, non gérées et source de pertes potentielles importantes. Sitôt arrivé à la tête du groupe, le nouveau patron annonce de lourdes pertes (20 milliards de francs) à la suite d’écritures passées pour dépréciations et provisions. Nul ne dénonce alors ces provisions, qui se révèleront excessives, mais qui permettront de gagner du temps pour redéfinir une stratégie.

Sur le plan du management, Serge Tchuruk annonce de grands changements : organisation par produits/marchés/monde, rupture avec le système féodal qui prévaut depuis l’époque d’Ambroise Roux. Sur le plan stratégique, il considère que l’intégration des actifs Alcatel-Thomson-ITT reste à faire, que l’effort technologique est à accélérer, et qu’il faut en particulier redresser la situation dans les secteurs en forte croissance, comme celui des mobiles où la part de marché du groupe reste faible. Mais à peine les marchés commençaient-ils à adhérer à ce discours que le nouveau Président se met à multiplier les annonces, marquant son intérêt pour de nombreux autres secteurs d’activité.

Lorsque Jacques Chirac, après son élection de 1995, veut privatiser Thomson, Serge Tchuruk est tenté par le rachat de ce groupe qui est à la fois un leader dans l’électronique de défense et un grand des « produits bruns ». Lagardère fait figure de candidat idéal pour le rachat du pôle militaire, mais Chirac a décidé que le groupe serait vendu en bloc. Alcatel-Alsthom semble le candidat idéal : il est français, il est soutenu par les dirigeants de Thomson, il ne s’est pas associé à Daewoo comme Lagardère (à qui l’électronique grand public est promise). Mais Tchuruk hésite, louvoie et finit par perdre. Il prendra toutefois une participation dans Thales.

Dans la lignée de ses prédécesseurs, il continue à caresser le rêve d’un rapprochement entre Alsthom et Framatome. Mais, devant la difficulté, il renonce et amorce même un désengagement de GEC-Alsthom. De fait, après toutes ces occasions manquées, il a fait le choix de l’intégration par la spécialisation : il veut recentrer l’entreprise sur l’Internet et les télécoms. Mais la première acquisition aux Etats-Unis est déroutante : DSC, un équipementier de télécoms à la gamme de produits vieillis, au potentiel technologique faible et qui voit ses marchés décliner. Cette opération est présentée aux analystes comme le premier acte de la nouvelle stratégie Internet. Alcatel complète ensuite l’acquisition de Xylan et d’une série de start-up américaines : l’ambition de Serge Tchuruk est d’en faire un concurrent de Cisco. Mais, entré trop tard sur ce marché, il paie trop cher ses acquisitions et ne parvient pas à conserver les équipes, ni même à constituer un ensemble cohérent. Pour réussir son recentrage, il démantèle le groupe et cède progressivement les participations qui lui restent dans les médias, la communication, l’édition, les opérateurs de mobiles, le plus souvent au profit de Vivendi. Il cède même Cégélec et Nexans (ex-Câbles de Lyon), pour faire d’Alcatel un « pure player » des télécoms. Cette stratégie est plébiscitée par les marchés financiers : le titre s’envole jusqu’en septembre 2000 - avant d’amorcer sa descente aux enfers.
Cette aventure se révèlera peut être, à plus long terme, positive - il n’en reste pas moins que les acquisitions faites après 1998 ont été ruineuses et souvent inutiles. L’éclatement de la bulle Internet et le grand retournement des télécoms ont même failli emporter l’entreprise. La stratégie « pure player » aura fait aussi des victimes collatérales : Serge Tchuruk décapitalise Alsthom et fait peser sur elle la dette du groupe, avant de la mettre en bourse et de vendre ses participations. Alsthom, qui devient « Alstom », va donc subir un triple choc : une structure financière initiale insuffisante, un retournement du marché, et les mauvaises acquisitions menées pour son propre compte (en particulier les turbines d’ABB-Power).

Le cas d’Alcatel illustre la mue partiellement ratée du colbertisme high-tech à un capitalisme de marchés financiers. Comment expliquer, en effet, que des champions nationaux comme la CGE devenue Alcatel-Alsthom, Vivendi ou France Telecom, qui ont réussi pendant un temps à devenir des champions mondiaux, se soient effondrés ?

LES LEÇONS D’UNE MUE MANQUEE

Les errances stratégiques

Jusqu’en 1983, les grandes entreprises françaises ont évolué dans le cadre d’une économie de financement administré et ont souvent bénéficié de la politique des grands projets. Un groupe comme la CGE est même l’archétype du champion national colbertiste. Le passage d’un monde à l’autre, du capitalisme gallican au capitalisme de marchés financiers, impliquait beaucoup de remises en cause :
– la stratégie : comment s’insérer dans une économie mondialisée quand on a longtemps été un arsenal national ?
– l’actionnariat : comment créer un affectio societatis fort à l’occasion d’une privatisation ?
– les règles de corporate governance : comment substituer à un système de cooptation fondé sur les amitiés politiques et les grands corps un système transparent de nomination, d’orientation et de contrôle du management ?
– le modèle de management : l’animation d’équipes multinationales n’a rien à voir avec l’arrangement de féodalités techniques nationales.

Ce qui frappe à l’ évocation de notre histoire industrielle récente, c’est que les groupes industriels nationaux ont pu, sous contrôle public, réussir aussi bien dans les grands projets colbertistes que dans les stratégies de diversification ou de mondialisation. La réussite exemplaire de Pébereau reprenant ITT, la stratégie patiente et réussie d’un Desgeorges bâtissant Alsthom ou d’un Suard constituant un empire à partir de quelques câbleries à l’abri d’un système colbertiste et d’une économie de financements administrés, contrastent fortement avec le désarroi d’un Tchuruk hésitant entre armement et construction électrique, entre électronique grand public et Internet. Comment expliquer cette relative aptitude au développement quand les entreprises étaient publiques ou quasi-publiques, et cette spirale du déclin frappant des entreprises comme Alcatel-Alsthom, Vivendi Universal ou France Telecom ?

La première explication, la plus tentante, consiste à invoquer la bulle des technologies de l’information. Nul besoin d’aller chercher dans l’histoire d’Alcatel-Alsthom, il suffirait d’évoquer les effets de la déréglementation de l’électricité et des télécoms pour comprendre la folle croissance puis la descente aux enfers. Mais les faits ne corroborent pas cette interprétation. La CGE d’Ambroise Roux était un conglomérat technologique qui aurait pu évoluer vers le modèle General Electric. Pendant les années de bulle, General Electric ou Siemens n’ont pas fait les choix ni commis les erreurs de l’ex-CGE. Vivendi était un conglomérat d’utilities très lié aux autorités locales, qui aurait pu évoluer et grandir sur le modèle des allemands E.On ou RWE - qui, eux, n’ont pas été au bord de la cessation de paiements en juillet 2002. France Telecom était une administration innovante qui aurait pu devenir un grand opérateur high-tech national et européen : Vodafone est devenu un opérateur de mobiles à empreinte européenne et même tricontinentale ; et Deutcshe Telekom, quoique très endetté, n’a pas eu besoin du secours de l’Etat pour éviter la crise fatale. Dans chaque situation, nos trois groupes se sont engagés avec plus de ferveur dans les diversifications hasardeuses, dans les montages financiers risqués. C’est ainsi qu’Alcatel a pris un tournant radical vers le « tout télécoms ».

Jusqu’à la fin, Serge Tchuruk comme Jean-Marie Messier ont eu de nombreuses occasions de réussir l’intégration qu’ils avaient annoncée pour leurs groupes. Le rachat de Thomson-Multimédia pouvait faire d’Alcatel un géant de l’électronique grand public. Avec l’activité défense du futur Thales et les métiers hérités de la CGE, le groupe pouvait aspirer à devenir le General Electric européen. Vivendi a eu un moment la possibilité de devenir le pivot de la recombinaison des télécoms européennes en s’alliant avec Mannesman, il pouvait devenir le leader européen des médias en stabilisant le jeu avec Murdoch, mais il s’est perdu sur le web et sur le wap, quelque part entre New York et Hollywood. Comment ces dirigeants ont-ils pu dilapider les actifs de leurs entreprises sans même être freinés par leurs équipes dirigeantes, leurs collaborateurs, leurs conseils d’administration ? L’explication tient pour l’essentiel à cette conversion ratée à un capitalisme de marchés financiers.

Gouvernance, management : le choc des privatisations

Ces entreprises se sont retrouvées brusquement orphelines lorsque le système de l’économie de financement et du colbertisme a été démantelé. Elles ont dû apprendre à trouver de l’argent sur les marchés financiers, à s’adresser aux actionnaires et aux analystes : cette culture leur manquait. La capacité de mobiliser des ressources à travers l’influence politique plutôt que par la pratique des marchés est devenue totalement inutile lorsqu’il leur a fallu évoluer dans le cadre européen, au sein d’un capitalisme financier mondialisé.

La privatisation a été, de ce point de vue, un moment clé. En effet, la CGE antérieure à la nationalisation, intimement liée à l’Etat et gouvernée par une élite dirigeante auto-reproduite, n’était qu’une caricature d’entreprise privée. Paradoxalement la nationalisation n’a pas entamé ce système. La privatisation, en revanche, va déstabiliser l’édifice. Suard tente un moment d’élargir le champ des partenaires capitalistiques à l’Europe à l’occasion des acquisitions d’ITT Europe de Fiat Tellettra. Mais la privatisation à la française, sans fonds de pension nationaux, sans investisseurs puissants, va de fait aboutir à un transfert de la propriété du capital, de l’Etat français aux fonds de pension anglo-américains. L’évolution sera masquée par le maintien des mêmes équipes à la tête de l’entreprise, mais la réalité éclate un certain 17 septembre 1998, lorsque l’action perd 38 % en une séance.

Dans le schéma du colbertisme high tech, tout convergeait pour faire du président de l’entreprise le commandeur suprême. Son choix était donc crucial. Or l’histoire de ces groupes est aussi une histoire de successions ratées : l’éviction brutale de Marcel Roulet à France Telecom, les questions judiciaires qui ont miné l’autorité de Suard à la CGE et le « complot » dont il se dit victime de la part du « parrain » Ambroise Roux, le retournement des mêmes « oligarques » du capitalisme français contre leur meilleur élève Jean-Marie Messier chez Vivendi : ces épisodes soulignent à quel point les intrigues et la consanguinité ont marqué les destinées de l’industrie française. Les entreprises ne disposaient pas d’un système de repérage interne de sélection et de promotion d’élites : c’est un processus de sélection par réseaux qui le remplaçait, au sein d’un étroit vivier passé du service de l’Etat à celui d’une oligarchie fermée.

A la CGE, ce mode de dévolution du pouvoir engendrait un management sommaire : intégration lâche d’un groupe fortement diversifié, faiblesse des fonctions centrales, instruments relativement frustes de reporting financier. Mais ces défauts n’ont pas curieusement produit les effets déstabilisants qu’on aurait pu en attendre lorsque Roux, Pébereau et Suard étaient aux manettes. L’adoubement politique du Président, des barons en charge des grandes filiales, et l’autonomie de gestion des unités suffisaient à la bonne gouvernance d’un grand groupe diversifié mais protégé dans son actionnariat. De fait, la CGE ne s’est jamais vraiment débarrassée du système féodal installé par Ambroise Roux, tandis que Vivendi Universal s’est rapidement transformée en un conglomérat hétéroclite sous la houlette de jeunes dirigeants aux compétences éclectiques, et que France Telecom adoptait un modèle fédéral très décentralisé. Mais dans tous les cas, à l’heure de la crise, ces anciens champions nationaux ont dû être plus ou moins largement démantelés.

L’affaire Alstom et la régulation européenne

L’affaire Alstom résume jusqu’à la caricature les traits de cette mutation ratée. Longtemps province d’un conglomérat technologique confiée à un puissant baron (Jean-Pierre Desgeorges), l’entreprise a réussi à se développer, à s’internationaliser, à arracher de haute lutte des marchés dans une Chine encore fermée. Bénéficiant de multiples aides publiques, elle a fusionné avec la britannique GEC et failli absorber Framatome. Mais elle va devenir la victime collatérale de la stratégie menée par Serge Tchuruk. Déterminé à devenir un « pure player » des télécoms et devant financer des acquisitions coûteuses, ce dernier met en bourse Alstom, non sans l’avoir au préalable décapitalisée et lui avoir vendu Cegelec - pour un prix double de celui qu’Alstom obtiendra en la recédant. Ainsi, un groupe de biens d’équipement est mis sur le marché après avoir été asséché de ses fonds propres.

Le reste de l’histoire est connu : retrait des deux actionnaires GEC et Alcatel, acquisition aventureuse d’ABB-Power, non intégration de cette filiale, pertes en cascade dans l’activité maritime et ferroviaire, insolvabilité croissante et crise finale. S’il est établi qu’Alstom a été victime d’actionnaires de contrôle prédateurs, on ne comprend pas comment une telle opération a pu échapper aux organes de contrôle et aux conseils d’administration. L’explication est simple : ce sont les dirigeants d’Alcatel qui ont forgé cette stratégie, ce sont eux qui ont formé le conseil d’Alstom et nommé son dirigeant, ce sont les partenaires financiers d’Alcatel qui se retrouvaient au conseil d’Alstom. Aucun contre-pouvoir n’a pu émerger, aucun système de contrôle des risques n’a été mis en place.

L’affaire Alstom est venue sur le devant de la scène parce que Bruxelles a refusé, puis accepté sous bénéfice d’inventaire, son plan de recapitalisation. Alstom a finalement conclu un accord de refinancement de 3,2 Milliards d’euros (dont 800 millions apportés par l’Etat français). La querelle bruxelloise et les commentaires maladroits du Premier ministre français ont mis en lumière l’étonnant parcours d’une entreprise devenue internationale sous Ambroise Roux, nationalisée puis privatisée, et qui, ayant manqué sa mue vers un capitalisme de marché financier, appelle au secours l’Etat comme si elle vivait encore à l’ère du financement administré.

Le procès fait à Bruxelles était pourtant un mauvais procès, compte tenu des origines de la crise. De fait, cette affaire pose une question importante. A partir du moment où les Etats ont abandonné tous les outils de la politique industrielle, où l’Europe ne juge les sujets industriels que sur le critère de la concurrence, peut-on accepter qu’une entreprise comme Alstom ou Alcatel fasse faillite, non pas parce qu’elle n’est pas compétitive ou manque de savoir-faire, mais parce qu’elle a été victime d’une série de décisions malheureuses (la décapitalisation d’Alstom, l’acquisition d’ABB-Power) ou d’une crise extérieure (la faiblesse du marché des équipements pour la production d’énergie, les attentats du 11 septembre et la crise du marché des bateaux de croisière) ?

Sans vouloir renouer avec l’étatisme d’antan, on peut comprendre qu’Alstom ait fait appel à l’Etat, pour pallier une faiblesse de l’Europe. Le retour anachronique de l’Etat dans le capital d’Alstom ne fait que souligner le manque d’outils européens d’intervention en pareil cas, l’absence de dispositifs de sauvetage des entreprises au niveau communautaire.

L’initiative commune de Gerhard Schröder et Jacques Chirac, appelant la Commission à réfléchir aux risques de désindustrialisation de la vieille Europe, est certes en partie tactique, mais elle a aussi une portée stratégique : est-il indifférent que l’industrie européenne continue à se rétracter ? Faut-il constater sans réagir des transferts de recherche vers la Chine, alors que ce pays respecte mal la propriété intellectuelle ? Peut-on se satisfaire du hiatus grandissant entre une politique européenne de la concurrence efficace et une politique de la recherche-développement qui, sur la durée, est un échec malgré ses bonnes intentions ? La récente acquisition par le chinois TCL de l’activité consumer electronics de Thomson devrait faire réfléchir l’Europe sur l’avenir de ses équipementiers télécoms.

Si l’affaire CGE révèle les impasses du vieux capitalisme « à la française », ses suites montrent aussi qu’une politique du système productif reste nécessaire, et que, sur ce terrain, l’Union européenne n’a pas pris le relais.


Voir en ligne : Sociétal


« Alstom, le film d’un sauvetage d’Etat », par I.Chaperon et Ph. Mabille, Les Echos du 11 Août 2003.
L’accord est paritaire au niveau du capital, lord Weinstock préside le Conseil de surveillance et Jean-Pierre Desgeorges dirige effectivement l’entreprise puisqu’il a la majorité au Directoire. Cet accord GEC-CGE ouvrait la voie à une fusion entre les deux groupes, qui ne se fera pas mais qui aurait sans doute permis de constituer un leader européen d’envergure mondial dans les télécoms, l’électronique, l’électrotechnique et la défense.
Apres avoir beaucoup hésité, il décide de s’implanter sur le marché américain des télécoms en faisant l’acquisition de l’activité transmission de Rockwell.
En 2001 la perte nette du groupe est de 4,9 milliard d’euros, et encore de 4,7 milliard d’euros en 2002.
Le capital d’Alstom est contrôlé à 75% par des investisseurs institutionnels (près des deux-tiers sont étrangers). Le conseil d’administration actuel (après le retrait des deux sociétés mères) est dès lors composé de banquiers et d’administrateurs indépendants.