Opinion - L’air du protectionnisme électoral

samedi 9 décembre 2006

Opinion - L’air du protectionnisme électoral Patrick Artus, Elie Cohen, Jean Pisani-Ferry

L’air du protectionnisme électoral , par Patrick Artus, Elie Cohen, Jean Pisani-Ferry

Le Monde, 05.12.06

"Redonner vie à la préférence communautaire" (Nicolas Sarkozy, 29 mai 2005). "Renforcement du tarif extérieur commun" (Parti socialiste, 1er juillet). "Taxer les entreprises qui délocalisent les emplois et taxer leurs produits lorsqu’elles les réimportent" (Ségolène Royal, 13 octobre). "Un chemin équilibré entre protection et protectionnisme" (Nicolas Sarkozy, 9 novembre) ; étudier "le principe d’une taxe carbone sur les importations de produits industriels en provenance des pays qui refuseraient de s’engager en faveur du protocole de Kyoto" (Dominique de Villepin, 13 novembre). Il flotte décidément sur cette précampagne un étrange et consensuel parfum de protectionnisme.

Qu’on nous comprenne bien : évoquer la rétorsion commerciale peut être nécessaire pour contrer des comportements déloyaux ou pour amener tel ou tel partenaire à prendre sa juste part à la solution de problèmes globaux. Mais la fonction d’un scrutin présidentiel est de fixer le cadre des politiques à venir. L’invocation répétée de solutions protectionnistes conforte l’opinion dans la croyance que la réponse aux tensions suscitées par la mondialisation est dans la construction d’une ligne Maginot économique et installe l’idée que le prochain président (ou présidente) aura pour mandat de l’édifier.

Ces propos répondent à une attente. Selon un sondage récent, les Français sont, parmi tous les Européens, les plus angoissés par la mondialisation : 72 % y voient d’abord une menace pour l’emploi et les entreprises du pays. Pourtant, les partis de gouvernement s’interdisaient jusqu’ici d’envisager en réponse un recours à l’attirail protectionniste, laissant ce thème à l’extrême droite et à l’extrême gauche. Ils se gardaient de promouvoir des solutions dont la mise en oeuvre opposerait le pays à ses partenaires européens ou le mettrait en contradiction avec ses engagements internationaux.

Ce n’est pas toujours par conviction que les dirigeants politiques français se retenaient de céder à la tentation. Notre classe politique n’a jamais été adepte du libre-échange. Toutefois, l’engagement européen et les règles multilatérales faisaient office de surmoi. A gauche, mais aussi à droite, la victoire du non au référendum a fait sauter le tabou européen et avivé la recherche de réponses nationales. Quant aux digues multilatérales, elles viennent de céder avec la mise en sommeil des négociations à l’OMC et l’évolution américaine. Les pointages indiquent que les nouveaux membres du Congrès sont plus isolationnistes que leurs prédécesseurs, qui s’étaient déjà illustrés en bloquant des investissements étrangers et en montrant une grande réticence à ratifier des accords commerciaux régionaux.

Tout est donc en place pour que le mouvement s’amplifie d’ici à l’élection présidentielle et le risque est réel que celle-ci soit l’occasion, en France, d’un virage isolationniste. Une telle évolution serait très grave, pour plusieurs raisons.

Nous n’arrêterons pas, d’abord, la mutation mondiale qui s’est engagée. Celle-ci n’est pas affaire de règles commerciales mais d’aspirations. La Chine, l’Inde et d’autres pays émergents veulent accéder à la prospérité économique et ont choisi pour cela de s’inscrire dans la division internationale du travail. On peut critiquer leurs comportements sociaux ou environnementaux et leur demander d’y mettre fin, vigoureusement si besoin. Mais ne croyons pas une seconde que l’élimination des pratiques contestables changerait fondamentalement les termes de la concurrence mondiale. La montée de la Chine ne s’explique pas par la répression des syndicats ou l’indifférence à l’égard des dégâts environnementaux. Propager cette idée entretient l’aveuglement.

Deuxièmement, les lignes Maginot ont toujours le même effet : créer l’illusion de la sécurité et retarder les vraies réponses. Historiquement, le seul protectionnisme qui ait donné des résultats a été offensif, et tous les pays qui ont voulu s’abstraire des changements du monde l’ont payé au prix fort. Suggérer que la réponse aux délocalisations est dans la protection, c’est faire croire que la France pourra prospérer en conservant ses industries traditionnelles. Il suffit de regarder de l’autre côté du Rhin pour comprendre combien c’est illusoire : depuis cinq ans, l’industrie allemande s’est profondément réorganisée sur la base d’une délocalisation massive, bien plus rapide et prononcée qu’ici. Résultat : l’emploi industriel n’a pas souffert davantage, mais l’Allemagne est redevenue le premier exportateur mondial.

Rappelons en outre que taxer à l’importation des produits qui ne sont plus fabriqués dans le pays a comme seul effet d’en faire monter les prix ; et qu’interdire les délocalisations aux entreprises françaises leur ferait simplement perdre leur compétitivité par rapport aux autres entreprises européennes qui y ont recours.

Troisièmement, le problème actuel de l’économie française n’est pas qu’elle importerait trop ou délocaliserait trop. Il ne réside pas davantage dans le coût du travail ou dans le fardeau de l’euro. D’autres pays proches font mieux dans les mêmes conditions. Notre problème tient à la dégradation de nos performances à l’exportation, faute d’une offre compétitive suffisante en qualité et en quantité et d’efforts trop timides envers les nouvelles zones de croissance du monde. Pendant dix ans environ, ce problème a été masqué, par la faiblesse de l’euro puis par les difficultés de l’Allemagne. Il apparaît en pleine lumière aujourd’hui. C’est ce problème qu’il faut traiter, et rien dans l’attirail protectionniste n’y offre le début d’une réponse.

Quatrièmement, ce qui est un drame à l’échelle d’un territoire ne l’est pas à l’échelle du pays. Il faut aider les victimes de la mondialisation, les indemniser, les requalifier, les réinsérer dans l’emploi, mais protéger des emplois condamnés aggrave le problème au lieu de le résoudre. La disparition sur notre territoire des industries traditionnelles ou des hautes technologies d’hier focalise l’attention, mais la France et l’Europe sont en fait mieux placées dans l’échange international que les Etats-Unis : elles exportent des produits intensifs en capital que les pays émergents ne produisent pas en grandes quantités, et sont relativement faibles dans les biens de consommation technologiques où ces pays concurrencent les Etats-Unis. Elles exportent donc des biens très demandés qui bénéficient de la croissance mondiale et ont à gagner au processus de spécialisation internationale.

Il y a évidemment matière à débat sur la réponse à apporter aux mutations. Faut-il investir davantage de fonds publics dans la recherche et l’enseignement, et comment obtenir ces fonds ? Pour stimuler l’innovation, faut-il plus ou moins de concurrence ? De quels acteurs financiers avons-nous besoin pour faire naître des Google européens ? Faut-il déréglementer le marché du travail ? Peut-on adapter en France le modèle danois de flexsécurité ? Faut-il accepter, et même favoriser, une concentration des activités sur le territoire ? Comment remédier à l’absence de croissance des PME, autre particularité française ?

Pour des candidats soucieux de l’avenir, voilà de bons terrains d’affrontement entre visions et solutions. Mais de grâce, qu’ils nous épargnent la dangereuse diversion protectionniste.

Patrick Artus, Elie Cohen, Jean Pisani-Ferry sont économistes et membres du Conseil d’analyse économique. Article paru dans l’édition du 06.12.06