Méga-fusions et nouveau capitalisme

février 1999

L’activité de fusions-acquisitions a battu de nouveaux records en 1998. Un seuil parait même avoir été franchi puisque des géants pétroliers se sont entre-dévorés, des champions nationaux dans l’automobile -Volvo- et la pharmacie - Rhône Poulenc- ont baissé leur pavillon et des hypermarchés financiers planétaires tel Citigroup se sont constitués.

Ce mouvement ne doit pourtant masquer ni le caractère récurrent de ces vagues de fusions, ni les échecs significatifs constatés avec le temps, ni les contre-tendances observées avec l’éclatement des conglomérats et la généralisation des dé-fusions. Contrairement à ce que l’on croit trop souvent la concentration, c’est à dire la substitution d’une logique organisationnelle à une logique de marché, n’est pas la panacée, elle n’est justifiée que lorsqu’elle réduit les coûts de transaction or on sait que les incompatibilités de culture d’entreprises, les coûts de gestion d’ensembles trop disparates peuvent générer des déséconomies d’échelle.

Pourtant on constate depuis le début des années 80 une accélération des vagues de concentration. On assista d’abord à une première vague pétrolière, il apparut alors qu’il était plus avantageux d’acheter des entreprises ayant des reserves prouvées que de faire de l’exploration. Ce furent ensuite les diversifications dans la Défense et l’Espace des entreprises automobiles américaines. La doctrine alors était le lissage de résultats par intégration d’entreprises à cycles d’activité différenciés. Ce fut encore la vague des « raiders », ces entrepreneurs financiers qui traquaient les entreprises mal gérées ou n’ayant pas intégré, comme dans le transport aérien, les effets de la déréglementation. Ce fut enfin plus près de nous la quête vaine mais ruineuse d’entreprises traditionnelles cherchant à acheter des compétences nouvelles en intégrant par exemple la banque de marchés à la banque de détail classique (Deutsche Morgan Grenfell) ou le câble et la T.V. numérique au téléphone local (projet avorté Bell Atlantic-TCI).

La simple énumération de ces tentatives vaut bilan. D’un côté, la liste des échecs est impressionnante : Du Pont a cédé Conoco, les ensembliers automobiles ont cédé leurs activités défense, les raiders n’ont pu gérer les compagnies aériennes, B.T. s’est séparé de MCI, l’échec de la Deutsche Bank la conduit à doubler la mise avec Bankers Trust et aucune entreprise de télécommunications n’a réussi à bâtir les « cathédrales numériques » annoncées. D’un autre côté, et au delà des phénomènes de mode, on voit les forces à l’oeuvre dans le mouvement de concentration, elles sont de quatre ordres : déréglementation, mondialisation, professionnalisation de la gestion d’actifs, et nouveau modèle productif. Essayons de lire les évolutions récentes à la lumière de ces tendances.

L’explosion de l’épargne individuelle ou collective pour la constitution des retraites, la naissance puis le développement et la professionnalisation d’une industrie de la gestion d’actifs pour y répondre est la première évolution marquante. L’obligation faite aux gestionnaires de veiller à la qualité des placements a conduit des fonds de retraite comme Calpers à édicter des guides de bonne gestion des entreprises du point de vue de l’actionnaire. Une norme centrale de rentabilité s’est ainsi progressivement formée à laquelle les entreprises ont du se conformer d’abord en réduisant leurs coûts de structure, puis en rationalisant leurs activités, puis en se concentrant et enfin en se spécialisant en se mondialisant et en jouant de l’effet de levier de l’endettement. Cette norme se définit par un taux de retour sur capital engagé, elle est de 15% en Europe et de 20% aux Etats Unis.

La déréglementation explique l’ampleur de la vague des concentrations bancaires. L’abandon du « Glass Steagall Act » qui organisait une séparation et une spécialisation des activités financières et de crédit aux Etats Unis a tout à la fois privé les banques traditionnelles des recettes de l’intermédiation classique et les a incités à élargir leurs bases géographiques et à diversifier leurs sources de revenus en intégrant les activités de marché et la gestion d’actifs. La déréglementation des services publics en réseaux (électricité, telecom, gaz, poste, transport urbain aérien et ferroviaire) a eu le même effet et explique l’éclatement puis le regroupement de ces activités.

Le nouveau modèle productif est une autre source de concentration. D’un côté des secteurs en proie à la surproduction et à la baisse des prix comme le pétrole ou à l’augmentation des coûts de développement comme la pharmacie ne peuvent maintenir leur niveau de profit qu’en élargissant leur base productive et en comprimant leurs charges de structure . De l’autre des secteurs en voie de constitution comme celui de l’internet doivent intégrer des activités traditionnelles de telecom ou d’informatique et des activités plus nouvelles comme les services en ligne et les portails de commerce électronique.

Enfin et sans que cette dernière tendance soit exclusive des précédentes, l’intégration européenne d’un côté et la mondialisation de l’autre fonctionnent comme de puissants moteurs poussant à la concentration. L’automobile est ici un cas de figure exemplaire. D’un cote aucun producteur automobile ne peut maîtriser tous les composants, d’ou la séparation entre ensembliers et équipementiers. Par ailleurs les producteurs spécialisés ne peuvent assumer le coût de structures de distributions mondialisées, il leur faut réaliser des économies d’échelle commerciale. Enfin les investissements pour développer de nouvelles gammes sont tels qu’il faut produire un volume significatif de véhicules pour amortir les plates-formes quitte à diversifier les marques régionales. On a là les ingrédients des fusions Chrysler-Daimler, Volvo-Ford et de la montrée en puissance de Delphi Visteon et Valeo. La banque avec la fusion récente Sg-Paribas obéit au même modèle.

Au total il est raisonnable de prévoir une intensification du mouvement en même temps qu’une cascade d’échecs car la norme de rentabilité fixée n’est pas soutenable à terme et les grands ensembles créés se révèlent toujours plus difficiles à gérer qu’on ne le pense.


Voir en ligne : La Croix