Le programme commun de la France : Œuvrer pour la croissance
vendredi 22 décembre 2006
Par Pascal Blanque,
Chief Investment Officer asset management
groupe bancaire français
Les Français sont inquiets, non sans raison. A la puissance publique de les rassurer en mettant en œuvre les réformes nécessaires. Avec à la clé, le retour de la confiance.
La croissance domestique d’un pays moyen en 2006 a son environnement global fait de contraintes mondiales mais aussi d’opportunités. Les ignorer serait se mentir. Mais elle a aussi ses leviers nationaux, ou régionaux, qui laissent ouvert le champ de l’action de la puissance publique, c’est-à-dire celui du choix et du courage. Il est par ailleurs aussi vain de se battre le flanc à constater l’écart de croissance entre pays émergents et Vieux Continent - les maturités ne sont pas comparables - que de chercher à tout prix les voies de la stimulation purement cyclique de la croissance. Seul le potentiel de croissance importe. Ces deux axes encadrent le champ qui nous intéresse ici. Quelques convictions peuvent s’y frayer un chemin.
– Le monde est moins mondial qu’il n’y paraît et l’Europe moins européenne qu’il n’y paraît. Les leviers domestiques de la croissance existent. La globalisation ne peut servir de paravent à ce qui relève de la seule volonté politique.
– La croissance est une question d’institutions autant sinon (beaucoup) plus que de recettes et poudres de perlimpinpin, monétaires ou fiscales notamment. Réforme de l’Etat, éducation, recherche en sont des exemples nationaux. Le débat autour de la BCE l’indique aussi à sa façon.
– Les projets manquent plus que les sources de financement. Les sources (épargne) sont abondantes et les modes de financement de plus en plus efficients (marchés), mais l’épargne est insuffisamment drainée vers la sphère productive. Quant aux projets, ils n’attendent qu’une réforme du triptyque éducation/recherche/technologie.
– L’équation multivariable française, et plus largement européenne, qui dit fondamentalement une préférence pour une dépense publique élevée et un taux global d’activité faible, ne peut plus être bouclée. Les options existent, le choix n’est pas seulement économique.
Deux pistes de réflexion - il y en a d’autres - méritent un arrêt sur pause. La première est ce qu’il faudra sans doute retenir lorsque tout aura été oublié du possible et du probable : l’ajustement sous contraintes de l’équation macroéconomique française, et plus largement européenne. Incontournable et réalisable.
Cette équation, connue de tous, comprend un taux d’activité bas, une durée du travail elle aussi faible et un niveau de dépense publique élevé. Le fort taux de prélèvement obligatoire va de pair avec l’expression d’un besoin de services publics de qualité, et d’ailleurs d’une satisfaction en la matière. Cette équation est entrée sous la contrainte de réalités démographiques (vieillissement), financières (dynamique de la dette en contexte de croissance molle), d’efficience aussi à laquelle le manque d’investissement, fatal dans un tel contexte, n’est pas lui-même étranger. L’équation ne peut plus être ni bouclée ni résolue, toutes choses égales par ailleurs comme il se doit.
En attendant les clusters
La question est assez simple. Quelle variable souhaite-t-on ajuster ? Taux d’activité, durée du travail, dépense publique ? Toutes sont probablement candidates mais le choix est politique. Sans doute la faiblesse du taux d’activité est-elle la réalité la plus indéniable (au plus bas parmi les pays développés), la plus choquante et la plus modifiable. Certaines analyses mettent en avant l’insuffisante flexibilité du marché du travail mais à y regarder de plus près, on voit que le marché français a depuis une quinzaine d’années, bien changé (multiplication des formes plus souples d’emploi) : la France de l’emploi est plus flexible qu’on ne le croit. D’autres regards se porteront sur les charges pesant sur l’emploi, le moins qualifié surtout, dans certains secteurs abrités en priorité (hôtellerie et tourisme sont souvent évoqués), non sans légitimité ni sans résistance dans la société.
Reste sans doute l’essentiel et le plus jouable car le sujet est proche de la maturité dans l’opinion : le triptyque éducation (enseignement supérieur) / recherche / innovation (technologique). La France accuse un retard d’investissement et d’efficience dans l’enseignement supérieur, que révèlent les chiffres et que ne peut plus masquer la fierté républicaine. La recherche attend de nouvelles cohérences et des articulations public/privé. L’innovation, qui vient toujours en grappes, attend ses clusters, unités de lieux, de temps et d’action mêlant universités, laboratoires et entreprises. Le tout, car tout se tient, avec une bonne dose de volonté publique. Krisis, chez les Grecs, disait d’abord le commencement.
La seconde piste - volume, structure et orientation de l’épargne - n’est pas une habituée des manuels de réforme. Plus financière, plus abstraite et plus délicate à manier politiquement, elle mérite un détour particulier.
Le taux d’épargne des Français compte parmi les plus élevés dans le monde développé. L’épargne financière des ménages est non seulement importante mais connaît un gonflement en tendance. Ces deux réalités reflètent une certaine assise financière des bilans privés domestiques dont on peut sans doute se féliciter. Mais une épargne abondante est aussi un réservoir préoccupant de peurs. Et une épargne financière essentiellement liquide reste largement coupée du financement à long terme de l’économie. Les axes nationaux d’action ne manquent pas.
Abaisser le seuil de thésaurisation
Le premier axe, action d’ensemble, vise à réduire le résidu de peurs que comporte tout phénomène de thésaurisation élevée. Il semble bien, dans les cas français - que l’on peut sans mal élargir à l’Europe - qu’un tel comportement trahit de multiples anticipations inquiètes. Semble car, dans le même temps, et contre toute attente, on a vu la consommation des Français depuis quelques années, sans emploi ni revenu suffisant, surprendre à la hausse grâce à l’épargne un peu, aux transferts intergénérationnels plus sûrement, aux effets de richesse réels ou psychologiques dérivés de l’immobilier beaucoup, au crédit enfin, surtout. Ce qui suffit à marquer les limites de la résistance.
Reste qu’il y a dans cette thésaurisation des attitudes de précautions et des incertitudes qui peuvent et doivent être levées. On ne trouvera pas d’angle proprement national à la situation conjoncturelle, boursière ou géostratégique mondiale, et on n’en voudra pas aux autorités domestiques de ne pouvoir faire baisser le prix du pétrole. Mais ce ne sont ni la mondialisation ni l’Europe qui sont à l’origine des anticipations négatives sur la viabilité financière des régimes sociaux à moyen terme et/ou de la capacité en tendance à stabiliser la dette publique en proportion du PIB. Les trajectoires parallèles de notre démographie et de nos finances publiques étant ce qu’elles sont, c’est bien à la puissance publique qu’il revient de rassurer, et surtout de faire. Les réformes domestiques sont connues (retraites, santé, enseignement supérieur, plus largement dépense publique et efficacité de l’Etat).
La société, qui n’est pas l’opinion, le sait et attend plus qu’on ne le pense. L’Europe et son Pacte de stabilité, les trop souvent décriés, peuvent même offrir un levier - ou un prétexte presque — quand il s’agit d’obtenir un gel du ratio dette/PIB. Ces objectifs de long terme de stabilisation qui lient le financier (ratio dette/PIB) et le social (retraites) sont bien plus consensuels qu’on ne le croit et certainement plus que le Pacte de stabilité qui ne vise pourtant pas autre chose. Il n’appartient qu’à la puissance publique nationale de clarifier la perception des enjeux (déficit structurel débarrassé du bruit cyclique des prévisions conjoncturelles, nature de la dépense publique...), de réhabiliter les objectifs sinon le Pacte lui-même, sa philosophie bien comprise en tous cas (faire des provisions tant que la croissance est là).
Restaurer des anticipations positives
Réformes domestiques, engagements européens et pérennisation du modèle social - auquel les Européens sont attachés - vont de pair et doivent être articulés. L’exercice, comme toute action d’ancrage d’anticipations positives, exige du temps, et du courage. La lutte contre l’inflation, en son temps, l’a montré. Le défi ici est encore plus grand, le temps gouvernemental étant moins long, moins linéaire et plus politique que celui d’une Banque centrale. Mais il est permis de penser, comme pour l’inflation en son temps, qu’il y a plus à perdre à l’inaction. La libération d’une partie de l’épargne de précaution est à ce prix.
Un régime d’anticipations débarrassé de multiples peurs, qui ne sont pas qu’économiques, est de nature à abaisser le seuil de la thésaurisation. Le seul endettement public - n’en déplaise à Ricardo - ne saurait masquer le faisceau plus complexe d’inquiétudes qui rongent le lien entre les Français et l’avenir (espérances de promotions sociales, sens de l’action individuelle et collective...).
Un second axe d’action se trouve dans la structure de l’épargne française elle-même (le constat est le même en Europe). L’épargne financière est considérable et libellée à taux fixe. Sa transformation - pose d’un drain vers la sphère productive- est un enjeu majeur. Une épargne financière à taux fixe ne saurait surprendre sur un continent historiquement (et donc culturellement) marqué par la dette publique, l’inflation et des taux d’intérêt élevés. Mais la désinflation, depuis vingt ans, a érodé la rémunération nominale réelle des produits à taux fixe. En sus, et plus récemment , s’est amorcé un phénomène de convergence entre les rendements des produits « bonifiés » par l’Etat (livrets...) et des références de marché, éliminant progressivement niches et avantages de rémunération. Enfin, dans un monde où l’inflation, sans être morte, est durablement endormie (surcapacités, « globologie » - globalisation+ technologie -, désinflation exportée par l’Asie, partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits...), les taux directeurs des Banques centrales, BCE en particulier, resteront bas au-delà de la phase actuelle de simple normalisation.
Cela pour dire que l’épargne liquide à taux fixe sera durablement faiblement rémunérée (2 % en moyenne semble une hypothèse de rentabilité réelle raisonnable) ; que l’hérésie monétaire des rendements nominaux à court terme de plus de 10 % dans les années 1980 est du passé lointain (même si elle a façonné les mémoires) ; et qu’il suffira de peu pour obtenir une rémunération supérieure à celle de l’actif sans risque.
Rendez-vous avec la Bourse
Les Européens, dans leur grand ensemble, n’ont pas encore tiré, loin de là, toutes les conséquences de ces tendances lourdes. Il appartient à la puissance publique d’en accélérer la maturation et la mutation. On voit bien que désinflation et baisse des taux d’intérêt sont allés plus vite que les comportements de placement. Le krach boursier a stoppé le mouvement timide de diversification de l’épargne liquide qui s’amorçait, ramenant paradoxalement les produits de taux d’intérêt au premier plan, sur fond d’aversion au risque et de préférence pour l’épargne liquide (à l’exception de l’épargne bloquée). Le premier véritable rendez-vous historique des Français avec la Bourse fut manqué.
Les tendances lourdes ne font pourtant pas de doute. La diminution spectaculaire de la rémunération de l’épargne liquide et la faiblesse des sources résidentes de financement à long terme des entreprises et de la croissance (dont, principalement, les actions) interdisent désormais le statu quo. La tendance lourde est à la migration depuis des positions liquides vers des produits offrant des profils risque/rendement plus intéressants. La recherche de rendement à long terme et la constitution d’une épargne de précaution longue, à des fins de retraite notamment, orientent fondamentalement le jeu. L’appareil réglementaire, et fiscal en particulier, reste un élément clef (PEA, épargne salariale, épargne bloquée dont assurance vie). Cette normalisation de l’épargne répondra au souci croissant de drainage de cette liquidité vers la sphère productive, au-delà de la part qui peut être libérée par et pour un surcroît de consommation. Ce mouvement va dans le sens du développement des entreprises mais aussi de leur protection, l’européanisation voire la mondialisation du capital des sociétés constituant aussi une tendance forte.
L’arbre de l’assurance vie, la forêt de l’épargne
Cette normalisation doit être accompagnée et stimulée. Le champ des idées de produits d’épargne longue reste largement inexploré, en particulier pour les produits tournés vers les marchés d’actions, idéalement assortis d’enveloppes fiscales avantageuses. L’assurance-vie est un bel arbre, une forêt attend. L’épargne salariale a l’avenir devant elle. Cet effort peut s’appuyer sur une industrie française de la gestion d’actifs parmi les plus sophistiquées au monde, arrimée à des tendances fondamentales très favorables : macroéconomiques (démographie, épargne), financières (impact de l’euro sur la profondeur des marchés européens) et institutionnelles (industrialisation et internationalisation du métier, émergence de leaders producteurs).
L’essai reste à transformer. L’euro a certes doté la zone de marchés obligataires efficients, larges et sophistiqués (obligations gouvernementales, privées, high yield, titres indexés sur l’inflation...), mais les marchés d’actions restent à la traîne (capitalisation rapportée au PIB encore confidentielle). Les mouvements de consolidation des places financières, comme ceux impliquant les acteurs de la gestion et sur une base transfrontalière, sont à venir. La constitution d’une base d’acteurs et de capital national ou, plus probablement, européen, est à ce prix. Le mouvement mettra en adéquation industrie de la gestion compétitive, détention importante de sociétés européennes par des Européens et apport des sources et des solutions de financement par transfert d’une partie significative de l’épargne, aujourd’hui encore immobilisée dans le portage faiblement rémunéré de la dette publique.
Ces tendances sont celles du temps long et de la confiance. L’Europe est sans doute leur champ de déploiement. Le dépassement des inhibitions dans une économie moderne et un monde globalisé en est la condition. La préférence durable pour l’épargne liquide ne peut caractériser une économie qui ose se projeter. La prise de risque rémunérée n’est pas une décision seulement individuelle. Il appartient aussi à la puissance publique de donner à l’épargne française la structure et la durée des projets économiques tournés vers l’avenir.
Voir en ligne : Le Nouvel Economiste