Le programme commun de la France : Integration, réparer la panne

vendredi 22 décembre 2006

Par Michel Wieviorka,
directeur du Cadis de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, président de l’Association internationale de sociologie

Comment la crise de l’intégration à la française doit dépasser le clivage gauche-droite et construire
de nouveaux modèles sur des bases républicaines démythifiées.

Dès le milieu des années 70, l’idée d’une crise de l’intégration « à la française » a frayé son chemin dans le débat public. Ce fut d’abord sous l’angle de l’Etat providence que quelques cris d’alarme ont été alors lancés, en même temps que les esprits les plus lucides, André Gorz ou Alain Touraine, commençaient à parler de déclin historique du mouvement ouvrier, ou se proposaient de faire leurs « adieux au prolétariat ». Et tout au long des années 80 et 90, nous n’avons cessé de décliner les mille et une facettes d’un épuisement, voire d’un naufrage.

Dépasser les trois crises

Les uns ont plutôt mis l’accent sur les promesses non tenues de la République, dont la fière devise - Liberté-Egalité-Fraternité - est devenue le discours incantatoire de bien-pensants invitant la jeunesse « issue de l’immigration », comme on continue à dire, à s’intégrer au sein d’une collectivité qui en fait ne lui en donne pas les moyens.
La police nationale laisse la place, en partie, à des polices privées, ou municipales, la justice appelle des réformes que personne n’a le courage d’imposer, l’école publique, soupçonnée il y a trente ans de reproduire les inégalités, est accusée désormais de les produire et de fabriquer de la ségrégation - l’« apartheid scolaire » selon le titre d’un ouvrage de Georges Felouzis (Seuil, 2005). D’autres ont plutôt évoqué l’effondrement de l’Eglise catholique, quitte à souligner, comme Danièle Hervieu-Léger (dans Catholicisme, la fin d’un monde, Bayard, 2003), que l’élément le plus neuf est la dissociation de la foi et de l’institution. Et, toujours à propos des institutions, beaucoup ont regretté la perte de l’autorité, un peu partout, y compris dans la famille.
Sur un autre registre, politique cette fois-ci, un thème s’est imposé, celui de la crise de la représentation, perceptible dans la montée de l’abstention électorale, dans les résultats parfois impressionnants des partis d’extrême droite et d’extrême gauche, ou dans les images qui dominent à propos de la classe politique, jugée largement corrompue (dans les milieux populaires) ou incompétente (dans les milieux plus éduqués). Cette dimension de la crise affecte aussi le tissu associatif classique, qui avait prospéré, y compris dans les quartiers populaires, tout au long des Trente Glorieuses, et qui les a très largement désertés en même temps que s’y dissolvaient les rêves de mixité sociale et que partaient les couches moyennes. Le syndicalisme lui aussi est entré en chute libre, cessant de pouvoir prétendre incarner des valeurs universelles, et trouvant ses derniers bastions dans les secteurs protégés, à commencer par la fonction publique, ou assimilable. Ni les partis politiques classiques, ni les associations, ni les syndicats ne peuvent prétendre représenter largement la population et assurer la remontée de ses demandes. C’est pourquoi la tentation se développe de faire appel à la démocratie participative, voire à la démocratie délibérative. L’une et l’autre sont à première vue sympathiques. Mais la première comporte toujours des risques de dérive vers la démagogie et le populisme, et vers l’instauration de micropouvoirs totalitaires. Elle est vite subordonnée à des politiques de l’émotion, à l’absence de structuration autre que médiatique, et en ce sens, ceux qui ont critiqué les propos de Ségolène Royal s’y disant favorable ont eu raison de le faire. La seconde consiste à créer plus de délibération publique, par exemple sous la forme de conférences citoyennes où des experts et de simples citoyens échangent avec exigence et rationalité sur un problème précis - les dangers des OGM, le traitement du cancer, le réchauffement climatique, etc. -, elle mérite d’être démultipliée, mais ne saurait tenir lieu d’action politique.
La crise a aussi été à l’envi présentée dans ses dimensions culturelles, dominées par trois phénomènes. Le premier est la transformation de l’idée de Nation, de plus en plus rétractée dans sa variante nationaliste incarnée par le Front national ; le second phénomène est la poussée des identités particulières, avec des inquiétudes extrêmement fortes dès qu’il s’agit de l’islam ; et le troisième réside dans la montée en puissance de l’individualisme, dans ses deux dimensions, de participation comme individu à la modernité, pour accéder à l’argent, à la consommation, la santé, etc., et de subjectivité, de recherche constante pour construire sa propre expérience, se constituer en acteur de son existence, faire ses propres choix.

Certains, bien sûr, exagèrent la réalité de la crise, pour parler de chute sur un ton « décadentiel » propre, classiquement, à la pensée réactionnaire - la France tombe, a expliqué, par exemple, Nicolas Baverez dans un ouvrage qui a fait grand bruit. D’autres la minimisent, ou croient possible de l’imputer à ses premières victimes, les immigrés, auxquels il s’agirait alors de reprocher leurs violences à caractère « ethnico-religieux », comme l’a fait sans le moindre élément de démonstration Alain Finkielkraut dans un entretien à connotations racistes au moment des émeutes d’octobre-novembre 2005 (quotidien Haaretz). Certains, face à la panne de l’intégration à la française, pensent qu’il faut avancer à reculons, et revenir à un modèle républicain pur et dur devenu mythique, et auquel se réfèrent aussi bien Jean-Pierre Chevènement que Jean-Louis Debré. D’autres, tel Nicolas Sarkozy, parlent au contraire de rupture, d’invention d’un nouveau modèle, avec le plus souvent en tête des idées néolibérales, et ouvertes aux communautés, dont ils semblent attendre qu’elles veuillent bien se charger de contrôler leurs propres membres. Peut-être vaudrait-il mieux réfléchir en termes de mutation, c’est-à-dire de changements de société qui se nouent dans la crise, mais qui la dépassent pour inventer de nouvelles configurations. Ainsi, il s’esquisse dans certains domaines un modèle « néo-républicain », dans lequel des identités particulières, juive, arménienne, musulmane par exemple, se manifestent dans l’espace public (ce qui est contraire à l’esprit républicain dans ses formulations classiques), tout en affichant une absolue fidélité à la République, et en attendant d’elle qu’elle leur apporte la sécurité. Tout n’est pas opposition à l’idée républicaine dans la poussée contemporaine des particularismes culturels ou religieux.

Mais on ne peut se contenter d’analyses qui tentent d’apporter leur réponse à la crise ou la panne de l’intégration à la française, il faut examiner la question sur le fond : à quoi tient ce phénomène, quel que soit le nom dont on le désigne, et quel que soit le jugement que l’on porte sur sa gravité ?

Vers le modèle néorépublicain

En fait, l’intégration à la française a été prise en tenaille, depuis une trentaine d’années, par deux types de forces, exerçant sur elle un effet d’affaiblissement. D’une part, des logiques internes à la société française ont ébranlé, puis mis en cause les éléments les plus centraux du modèle ayant connu son apogée au fil des Trente Glorieuses. Ces logiques sont celles d’une sortie de l’ère industrielle, avec tout ce que cela implique : perte de centralité du mouvement ouvrier, importance accrue des thèmes culturels, de la subjectivité individuelle, des identités particulières et de leurs mémoires. Le modèle antérieur n’était pas fait pour répondre à de tels changements, et aux attentes ou aux espérances qu’elles pouvaient véhiculer. Et d’autre part, des logiques externes, que l’on désigne souvent par le terme de « mondialisation » ont de plus en plus fortement pénétré la vie française, dans tous les domaines, apportant elles aussi des transformations considérables que le vieux système n’était pas prêt à absorber. Il en est ainsi en matière économique, mais aussi si l’on considère les flux migratoires, l’existence de réseaux diasporiques, la circulation des biens culturels et la « double compression de l’espace et du temps », selon la belle expression du géographe David Harvey, qu’apportent en particulier les technologies actuelles de communication.
La rencontre de logiques internes et de logiques externes, qui finalement est ce qui définit le mieux la globalisation, oblige à penser la vie collective dans d’autres catégories que celles, insuffisantes, qui l’installent dans le seul cadre de l’Etat-nation complété par l’idée qu’il existe ensuite des « relations internationales ». L’Etat-nation ne disparaît pas, contrairement aux affirmations de certains idéologues des années 80 et 90, mais il est pris dans une formidable tenaille. Ce qui, pour la France plus peut-être que pour n’importe quel autre pays, est une mise en cause radicale, tant nous avions pris l’habitude de nous considérer comme au centre du monde et de nous tenir comme l’Etat-nation « par excellence ». En fait, ce que nous vivons comme une panne de l’intégration est la sortie d’un vieux modèle, douloureuse, et les difficultés à en inventer un nouveau. En ce sens, il est malvenu de continuer à mettre en avant le terme même d’« intégration » : il apparaît en effet comme une sorte d’injonction, à destination de toutes sortes d’acteurs, sociaux, culturels, individuels ou collectifs, à se couler dans un moule qui n’existe plus, ou pour certains seulement, il est devenu le signifiant de la pensée conservatrice qui, à gauche comme à droite, est incapable de proposer autre chose que la référence à une école, une police, des formes d’emplois, un système hospitalier, etc., qui ne fonctionnent plus que pour une partie de la population, tandis que naissent de nouveaux débats, de nouveaux enjeux, de nouvelles attentes qu’il est absurde de ramener aux seules images de la destruction du soi-disant « modèle d’intégration à la française ».

Démythifier la République « une et indivisible »

Le discours de et sur l’intégration est devenu insoutenable, et la première chose à faire est de s’en débarrasser, en cessant de tenir des propos incantatoires sur la République une et indivisible - des propos qui ne trouvent leur transcription concrète que dans la répression policière désordonnée et médiatique.

Les problèmes auxquels est liée la panne de l’intégration à la française sont si nombreux et considérables qu’il faudrait ensuite proposer un véritable programme, tous azimuts. Insistons simplement sur quelques dimensions souvent ignorées ou délaissées. Il est d’abord important de reconnaître que le conflit est le contraire de la crise et de la violence, et non leur corollaire : acceptons donc un principe de conflictualité, reconnaissons aux acteurs qui tentent de transformer les problèmes sociaux en conflits qu’ils construisent les espaces d’où peut venir la résolution de ces problèmes. Il est important, tout aussi bien d’admettre qu’un sérieux aggiornamento doit assurer la modernisation de nos institutions, en particulier en leur demandant de reconnaître la subjectivité individuelle de ceux qui y travaillent et plus encore de ceux dont elles ont la charge, élèves à l’école, administrés ou « clients » des services publics, etc. On suggérera, aussi, de cesser d’opposer les valeurs universelles, incarnées en France par les institutions républicaines, et les particularismes culturels ou religieux, perçus comme une menace dès lors qu’ils s’expriment dans l’espace public : mieux vaut apprendre à les concilier, à les articuler, ce qui est possible quand on veut faire preuve d’esprit démocratique. Enfin, acceptons l’idée que la panne de l’intégration à la française appelle des politiques volontaristes pouvant inclure, notamment, des mesures du type « discrimination positive » : le plus urgent, ici, consiste à distinguer ce qui pourrait opposer en la matière une droite libérale, qui attend de telles politiques qu’elles donnent leur chance aux meilleurs des éléments issus de milieux défavorisés, et une gauche soucieuse de promouvoir l’ensemble des membres de ces mêmes groupes.


Voir en ligne : Le Nouvel Economiste