Le programme commun de la France : Imaginer une nouvelle politique industrielle

vendredi 22 décembre 2006

Par Elie Cohen,
directeur de recherche au CNRS, professeur à Sciences-Po, membre du Conseil d’analyse economique

2004 a marqué le retour spectaculaire de l’engagement de l’Etat. Entre une gauche qui ne se résigne pas au retrait de l’Etat et une droite qui n’accepte pas le retrait de la Nation, la synthèse est-elle la bonne ?

Un spectre hante nos hommes politiques de gauche et de droite : les délocalisations. Les causes citées sont l’euro fort qui contraint Airbus à délocaliser, la concurrence déloyale de Bombardier qui incite Alstom à repenser la localisation de ses activités, la tyrannie des autorités de la concurrence européenne responsable de la disparition de Péchiney. Sont donc incriminés l’autisme de la Banque centrale, le laxisme des libre-échangistes et de l’OMC, l’intransigeance des ayatollahs de la concurrence qui siègent à Bruxelles. Les effets des délocalisations sont dévastateurs aux yeux de nos politiques : l’industrie nationale est certes affaiblie, mais le high-tech l’est aussi et au-delà les emplois dans la R&D.

Si au jeu de l’échange il y a des gagnants absolus comme la Chine et des perdants absolus comme la France, c’est la croyance même dans les vertus de la division du travail et du libre-échange qui est en cause. Dès lors un étonnant consensus va émerger sur les solutions : il faut réformer les statuts de la Banque centrale, instaurer une préférence communautaire, harmoniser le fiscal et le social au niveau européen, réprimer les patrons voyous en les contraignant à rembourser les aides en cas de délocalisations. Les discours électoraux ne sont pas nécessairement les politiques de demain et il convient donc de faire la part des propos de campagne, engagements programmatiques et des politiques réellement menées au pouvoir, mais l’étonnant consensus actuel frappe par son décalage radical avec ce que sont les débats communs et les solutions envisagées au niveau européen.

Confusion des phénomènes

Trois questions doivent être considérées : avec les délocalisations, franchit-on un seuil d’irréversibilité dans le déclin industriel du pays justifiant un nouveau cours politique ? Les discours de la gauche et de la droite s’inscrivent-ils dans des idéologies polarisées ? Enfin les solutions pratiques concrètement envisagées par les deux camps illustrent-elles une offre politique contrastée ?

Les économistes surpris par l’intensité du débat et l’apparent consensus sur des thèses hautement contestables ont d’abord cru à un emballement politique conjoncturel et ont entrepris de clarifier les termes du débat : on confond en effet souvent délocalisations, désindustrialisation et croissance du chômage. Or on sait que le niveau général d’emploi est fonction de la croissance et donc des dotations en facteurs, des politiques macroéconomiques et de la qualité des institutions. On sait par ailleurs que le phénomène de désindustrialisation peut être le signe d’une montée en gamme et en spécialisation là où les délocalisations industrielles tertiaires et de recherche exprimeraient une nouvelle phase de la division internationale du travail. En d’autres termes, autant la désindustrialisation des pays industrialisés entendue comme la diminution de la part relative de l’emploi industriel est un phénomène naturel, conséquence à la fois du déplacement de la demande des consommateurs des biens industriels vers les services et de gains de productivité relativement plus élevés dans l’industrie que dans les services, autant les délocalisations d’emplois de recherche ou de services aux entreprises exprimeraient une tendance nouvelle. Or et c’est le mérite des travaux faits sur la question, la réponse est conclusive. Les délocalisations industrielles entendues comme le transfert de tout ou partie de l’appareil productif vers un pays de destination afin de réimporter sur le territoire d’origine des biens ainsi produits à moindre coût est un phénomène marginal quelles que soient les données considérées. Il en est de même en France pour les délocalisations indirectes qui passent par l’augmentation de composants importés au détriment d’un approvisionnement local. Même en prenant une définition très large des délocalisations mesurée par les importations issues de pays à bas salaires, on est loin d’un phénomène de grande ampleur. Par ailleurs, les délocalisations tertiaires et de recherche sont à un stade embryonnaire en France.

Réalité du déclin industriel

Si les délocalisations ont peu touché la France jusqu’ici comment expliquer alors les discours politiques tenus ? En fait les hommes politiques usent d’un vocable commode, celui de délocalisations, pour désigner la grande transformation du monde industriel à laquelle ils paraissent assister en spectateurs. Cette transformation tient en trois propositions. Le déclin industriel français est une réalité : depuis 25 ans nous assistons à une perte substantielle d’emplois industriels et à un recul de la part de la VA industrielle dans le PIB. La France est moins compétitive et moins attractive. Depuis 10 ans en particulier on assiste simultanément en matière industrielle à une dégradation de l’emploi, des marges, des investissements productifs, et des parts de marché dans le commerce international. Plus inquiétant encore, on assiste à un ralentissement des gains de productivité, et à un accroissement du taux de pénétration du marché intérieur alors même que les importations en provenance des pays à bas coût restent faibles et vont s’amplifier avec le recul programmé des importations américaines de Chine.
Ce déclin relatif normal mais bien réel de la France s’accompagne de la découverte d’un rééquilibrage Nord-Sud en marche. Entre 2000 et 2004 la Chine a gagné 7 millions d’emplois industriels et les pays de l’OCDE en ont perdu autant. En 2001 la France et la Chine avaient des excédents commerciaux comparables, en 2005 la France connaît un très fort déficit et la Chine un excédent commercial de 160 milliards de dollars. Ce rééquilibrage Nord-Sud a ceci d’inquiétant que les canons de la théorie des avantages comparatifs ne paraissent guère respectés. La Chine est aujourd’hui le premier exportateur high tech. L’Inde pour sa part invente à marche forcée une industrie des services externalisés et délocalisés et la performance de ses SSII est d’emblée la meilleure au monde, qu’on la mesure par la croissance du CA, les niveaux de marge ou même les standards de qualité.

Dernier élément de cette découverte d’un monde économique qui change et qui effraie en même temps... le classement calamiteux des universités françaises. La France a gravement négligé de préparer l’avenir en investissant dans le capital humain, dans la R&D et dans les PME innovantes. Dans un travail récent sur les spécialisations des grandes régions économiques, Jean Pisani-Ferry établit que l’Europe voit son avantage comparatif en matière de capital humain s’éroder rapidement face aux pays émergents.
Face à ces menaces, une nouvelle politique industrielle a vu le jour. Elle a un double mérite puisqu’elle permet à la fois de mesurer l’engagement du gouvernement actuel et de sa majorité et par contraste de voir ce que les socialistes feraient s’ils revenaient aux affaires.

Le retour de l’engagement de l’Etat

Pôles de compétitivité, Agence d’innovation industrielle, Agence nationale de la recherche, Oseo-Anvar-BDPME, RTRA... En quelques mois, la France inverse le cours de son action et met un terme au désengagement politique en matière industrielle. Au démantèlement de l’appareil d’intervention bâti après guerre commencé en 1983 succède depuis 2004 une véritable réinvention de la politique industrielle. Depuis les gouvernants veulent à la fois retrouver la magie des « grands programmes » gaullo-pompidoliens avec l’AII et transposer en France le Small Business Act en créant Oseo. Ils restent jacobins avec un pilotage au sommet de la nouvelle politique industrielle et une stricte hiérarchie des outils d’intervention, mais empruntent largement au girondisme avec les pôles de compétitivité. Enfin, les élites gouvernementales qui ne juraient que par les champions nationaux ont découvert les problèmes de croissance des petites entreprises, ont inventé les « gazelles » et mis en place des dispositifs spécifiques pour ces entreprises innovantes à fort potentiel de croissance. A ceux qui douteraient de la cohérence du dispositif, il est répondu immanquablement que le dispositif est différencié et hiérarchisé puisque à chaque problème et à chaque taille d’entreprise correspond un outil et un dispositif spécifiques.

Les experts mettent en cause la multiplication des instances de coordination, le saupoudrage de moyens, et des problèmes paralysants de gouvernance. Mais curieusement les candidats à la prochaine présidentielle communient dans la célébration de la nouvelle politique : pourquoi ?

La nouvelle politique comble en fait des aspirations partagées entre une gauche qui ne se résigne pas au retrait de l’Etat et une droite qui n’accepte pas pareillement le retrait de la nation. Les grands programmes proposés par Jean-Louis Beffa et mis en place par la nouvelle Agence de l’innovation industrielle confirment que la voie nationale pour l’innovation passe par les Agences publiques, les champions nationaux et les grands corps et non par les clusters, les venture capitalists et le Nasdaq. Retour de l’Etat, de la nation, de l’idée de progrès, tous les ingrédients historiques de la grande alliance entre technocratie d’Etat et PCGT sont réunis. Il ne faut pas s’étonner dès lors que cette politique soit endossée par tous les candidats.

Si la dimension européenne peut être aisément sacrifiée - l’Europe livrée aux ayatollahs de la concurrence, l’Europe offerte, l’Europe des services publics libéralisés ne séduit guère -, il n’en est pas de même de la dimension régionale. Depuis 1981 à gauche et à droite, les élus locaux se sont affirmés, les exemples étrangers ont fait école, la maîtrise du développement est devenue un enjeu territorial. D’où l’invention des pôles de compétitivité et leur succès. Il ne faut pas s’étonner dès lors que ces pôles soient défendus avec une égale ardeur par deux illustres élus du Poitou-Charentes : Ségolène Royal qui s’est drapée dans une carte des pôles à l’occasion du débat des présidentiables du PS et Raffarin qui, à juste titre, réclame la paternité de cette politique.

Alors où sont les différences ? On pourrait imaginer sur le papier, une droite qui croit aux vertus de la mondialisation, qui entend équiper les individus pour y faire face et qui met en situation les entreprises de se projeter dans le monde par des politiques fiscales, sociales et réglementaires adaptées. On pourrait imaginer symétriquement une gauche plus soucieuse de réparer les dégâts sociaux de la mondialisation et qui pour ce faire développerait à la fois des politiques de mutualisation des coûts de la reconversion et des politiques de redistribution. Si de tels thèmes affleurent dans le débat, la réalité des positionnements politiques des uns et des autres les conduit en pratique à avancer d’autres thématiques.

La volonté punitive des entreprises et des patrons voyous est le premier trait commun aux hommes et femmes de gauche et de droite. L’affaire HP en fournit une parfaite illustration. Dans une France en proie au chômage et qui découvre les destructions accélérées d’emplois industriels, la réaction est immédiate : il faut obliger HP à restituer les subventions indûment perçues pour son installation en France. Dominique de Villepin comme Nicolas Sarkozy, Dominique Strauss-Kahn comme Ségolène Royal communient dans la même foi répressive.

L’Europe des projets

L’Europe des projets, l’Europe par la preuve, l’Europe des réalisations concrètes, bref l’Europe imaginaire est le deuxième trait commun. La crise énergétique, la gestion des effets de la mondialisation, la montée en puissance de la Chine, la volonté de répliquer aux Etats-Unis, tout est prétexte à l’invocation de l’Europe. Mais curieusement à gauche et à droite les mêmes critiques sont adressées à cette Europe avec comme conséquence pratique un pareil irréalisme dans les propositions faites. Le programme du PS endosse toutes les thèses eurosceptiques pour rallier les partisans du NON. Quant à Nicolas Sarkozy, depuis le discours de Périgueux il a fait un pas décisif en direction des souverainistes et des gaullistes sociaux.

Les nationalisations provisoires et le patriotisme économique constituent un autre point commun. Cela peut surprendre, mais si DSK a rêvé les nationalisations provisoires, Sarkozy l’a mise en œuvre avec pragmatisme et efficacité dans l’affaire Alstom.
Au total, ce qui frappe dans la dénonciation des délocalisations comme dans les propositions pour une nouvelle politique industrielle, c’est le profond accord à gauche et à droite dès lors que les candidats les plus en vue abandonnent leurs choix programmatiques initiaux pour se recentrer. En rompant avec la « rupture », Sarkozy a renoncé en tranchant de ses propositions en matière de libéralisation. Pris au pied de la lettre, le programme du PS est protectionniste, eurosceptique, prodigue socialement. Il est aussi, pour reprendre une expression naguère utilisée par Laurent Fabius quand il incarnait la gauche moderne, « statophile et dépensolâtre ». Ségolène du Poitou tient un tout autre discours, son projet est local, écologique, et participatif et sa politique emblématique est celle des « pôles de compétitivité » décidés par Jacques Chirac.
Un accord aussi large pour réprimer les patrons voyous, promouvoir les acteurs locaux, restaurer l’Etat dans ses prérogatives et de fait mettre entre parenthèses l’Europe communautaire conduit à conclure à l’existence d’un consensus national sur ces questions. L’investissement dans le capital humain comme vecteur décisif de compétitivité dans une économie de la connaissance et la « nouvelle politique industrielle » constituent donc la réponse commune aux défis des délocalisations.