Le programme commun de la France : Agriculture, entre le « produire » et « l’être »

vendredi 22 décembre 2006

Par Philippe Chalmin,
professeur d’histoire économique à l’universtité de Paris-Dauphine, membre du Conseil d’analyse économique

L’agriculture ne trouve plus guère d’avocats dans les Parlements européens ou nationaux. La France va devoir accepter de mettre en œuvre une véritable politique nationale agricole et surtout de la financer.

L’agriculture ne pèse plus guère dans les équilibres démographiques, économiques et même politiques français : moins de 4 % de la population active, un peu plus de 2 % du PIB (3,9 % quand même si on compte l’ensemble de l’agro-alimentaire). Elle reste pourtant une des composantes majeures de la construction européenne et représente encore près de la moitié du budget communautaire. Longtemps d’ailleurs, la PAC a été le ciment du « penser » et de « l’agir » européen et si l’Union européenne a encore aujourd’hui l’ambition d’être autre chose qu’une vulgaire zone de libre-échange à la manière de feu l’AELE, elle le doit à cette politique agricole commune si ambitieuse en 1962 que l’on parla alors de « révolution silencieuse » (l’expression est de Michel Debatisse qui présidait les jeunes agriculteurs).

Plus de quarante ans ont passé : l’Europe s’est élargie et l’histoire des « pionniers agricoles de Stresa » (la conférence qui en 1958 avait décidé des principes de base de la PAC) n’est pas celle des nouveaux membres qui par contre n’admettent plus le montant d’une facture agricole aussi élevée et pensent comme Tony Blair que cet argent serait mieux dépensé ailleurs. A la différence des Etat-Unis où les intérêts agricoles sont solidement défendus au Congrès, l’agriculture ne trouve plus guère d’avocats dans les Parlements européens ou nationaux. Et puis le modèle même de l’intervention publique est critiqué en ces temps d’économie de marché dominante.

Réformée en 1993 puis en 2003, la PAC devrait faire l’objet en 2008 d’un « bilan de santé » qui tournera probablement en une nouvelle réforme, beaucoup plus radicale, un véritable « grand soir » remettant en cause quarante ans de bons et loyaux services certes, mais aussi des crises, des insuffisances et depuis quelques années une absence totale d’ambition. Le temps est bien venu d’une nouvelle PAC.

Pendant longtemps en France, on a considéré que l’agriculture était du seul ressort européen et que lorsque quelque chose n’allait pas, c’était « la faute à Bruxelles ». Ceci explique d’ailleurs un certain retard français dans les programmes plus orientés sur le développement rural (et cofinancés dans le cadre du « deuxième pilier » de la PAC). Quelles que soient les modalités de la prochaine réforme de la PAC, il est clair que le curseur sera beaucoup plus national, ce qui - en dehors des problèmes de financement - ne sera pas forcément une mauvaise chose.

L’agriculture est en effet importante pour la France, bien au-delà de son impact démographique ou économique et sans négliger un solde extérieur résolument positif. Notre pays dispose de territoires vastes et divers et l’agriculture y joue un rôle fondamental dans ce subtil équilibre entre l’homme et la nature qui fait la « douce France ». On pourrait bien sûr rêver d’un modèle agricole « à la suisse » complètement refermé sur lui-même et son jardinage de la montagne. Ce ne serait guère sérieux tant la France dispose d’atouts majeurs dans la compétition agricole internationale. Mais il faut alors en accepter les contraintes : celles de marchés internationaux instables et volatils (avec quand même une nette tendance à la hausse pour les années à venir) ; celles de l’ouverture dans le cadre de l’OMC, même si les négociations de Doha se font beaucoup plus longues qu’anticipées ; celles enfin de la logique d’une économie de marché dont pendant longtemps le monde agricole a cru pouvoir se passer.

La double fonction de l’agriculteur

A quoi sert en effet l’agriculture, en ces premières décennies du xxie siècle, dans un pays comme la France : d’une part à produire, d’autre part à servir : deux missions en fait : « le produire et l’être ».

Produire des biens agricoles tout d’abord et assumer cette fonction fondamentale de nourrir les hommes tant en qualité qu’en quantité (avec toutes les contraintes nouvelles de consommateurs sensibles à toutes les formes de peurs alimentaires) ; produire aussi - et c’est nouveau - pour l’énergie ; produire enfin des services marchands, comme ceux du tourisme rural et bien d’autres choses encore. C’est là que nous touchons à l’être. Par sa seule présence, l’agriculteur est un fournisseur au profit de la collectivité de biens non mesurables mais qui participent à la qualité de notre environnement : gestion de l’espace, entretien de la nature, maîtrise des pollutions... Sauf à rêver comme certains le font d’un retour à la sylve gauloise, l’agriculteur est celui par lequel passe la main de l’homme sur la nature et sur l’espace. Essentielle, cette fonction n’a pas de prix.

Deux fonctions donc et deux modes de rémunération : le « produire » tout naturellement par le marché, « l’être » par le biais d’un contrat entre l’agriculteur et la société.

Une nouvelle PAC efficace car décentralisée

Si l’idée est simple et à ce stade relativement consensuelle, la mise en musique est plus complexe. D’un côté, cela revient à proposer la libéralisation totale des marchés agricoles : pour les céréales notamment, la fin du prix d’intervention, des restitutions, de la gestion - tatillonne et souvent obtue - du marché par Bruxelles. Ce sera pour les agriculteurs français la plongée dans le grand bain du marché dont jusqu’à maintenant ils ont pensé être protégés. Ce passage officiel à la logique de l’instable sera pour nombre d’entre eux un véritable choc culturel, même si il sera probablement adouci par la bonne tenue des cours mondiaux dans les années à venir. Cela impliquera de rentrer dans une problématique de gestion des risques en évitant quand même la réintroduction trop flagrante - comme aux Etats-Unis - de subventions dans les mécanismes d’assurance agricole.

Car l’essentiel des aides doit être « intelligent » au sens propre du mot. On doit constater que tel n’est pas le cas des aides actuelles symbolisées par les fameux DPU (droits à prime) et ce, quelles que soient les méthodes choisies dans les différents pays d’Europe pour les distribuer. Au-delà des débats stériles et techniques sur le « découplage » (c’est-à-dire le lien entre l’aide et la production), il faut aller au bout d’une logique contractuelle liant le projet de l’agriculteur et les contraintes de la société. L’idée est celle d’un véritable « guichet unique » intégrant tout ce qui est aujourd’hui dispersé au niveau européen, national voire régional : un cadre commun défini dans ses grandes lignes, cofinancé et mis en œuvre avec la plus extrême décentralisation. C’est passer de l’irrigation au jet d’eau à celle du goutte à goutte, plus efficace mais plus complexe à gérer en termes de tuyauterie.

Dans cette logique il n’y aurait plus cassure, ou découplage, entre le produire et l’être mais complémentarité. On ne peut en effet imaginer d’agriculteur qui ne produise pas. Cela est particulièrement vrai de l’élevage tant celui-ci, dans sa dimension extensive, est au cœur de toute démarche d’occupation de l’espace. Cela justifie une approche spécifique pour l’élevage et le maintien - au moins pour les zones sensibles - de quotas de lait et de viandes pouvant faire l’objet de « deficiency payments » à l’américaine.

Quatre défis à relever

Quarante ans de politique et de réglementations européennes ne se balaient pas facilement et les obstacles face à un tel projet sont légion :

 Il y a d’abord le problème des négociations internationales et la compatibilité de toute politique agricole avec les règles de l’OMC. De ce point de vue-là, il faudra quand même savoir s’affranchir du diktat aveugle de la « boîte verte » et ce d’autant plus que les négociations de Doha, du fait des contraintes du calendrier américain, ne se termineront probablement pas avant 2012.

 Il y a ensuite l’échelon européen et ce paradoxe bruxellois qui est de conjuguer « libéralisme » des politiques et pesanteur bureaucratique, le tout dans un ensemble à 27 dont la rationalité des décisions n’est pas la qualité principale.

 Il y a surtout le niveau français qui va devoir accepter de mettre en œuvre une véritable politique nationale (au-delà des discours creux sur « le modèle ») et surtout de la financer : un passage au cofinancement des premiers et seconds piliers fusionnés représente au bas mot un surcoût de 5 milliards d’euros pour le budget national.

 Il y a enfin les réticences d’un milieu agricole et politique qui continue à camper sur l’idée de « prix rémunérateurs », qui a du mal à intégrer tant la logique du marché - et de son instabilité - que celle des contrats.

Dans le vaste chantier de la réforme en France, celle de l’agriculture ne fera certainement plus la une des journaux.

Pourtant il s’agit pour le monde agricole et rural d’une véritable révolution culturelle qui nous concerne tous, citadins mais « usagers » aussi de ces terroirs où plongent nos racines.


Voir en ligne : Le Nouvel Economiste