La place du droit de la concurrence dans le futur ordre juridique communautaire

novembre 2007

Colloque de Bruxelles, 8 novembre 2007

Intervention de M. Elie Cohen

Etant le dernier à intervenir, je vais pouvoir structurer mon intervention autour de certains des points qui ont fait débat ce matin. Mon ami André Sapir me fournit une occasion de repartir de la référence qu’il fait à des travaux d’économistes. Que nous dit-il ?

Il y a vingt ans un certain nombre d’économistes avaient souligné les limites, les faiblesses et les échecs des politiques industrielles. Le rattrapage et la convergence des Etats membres de la Communauté européenne se sont réalisés davantage avant la constitution du marché unique que depuis sa réalisation et l’avènement de l’Union économique et monétaire. Cela incite certains à vouloir aller au-delà : il nous faudrait une nouvelle vague de libéralisations et de politiques de concurrence. Je n’y suis pas hostile notamment dans le domaine des services mais encore faut-il avoir une lecture correcte des effets des politiques menées au cours des vingt dernières années.

L’Europe, puissance normative

Pendant ces années, qu’avons nous fait au niveau européen ? Nous avons assisté à une affirmation de la politique de la concurrence et de l’autorité de la concurrence européenne à tel point d’ailleurs que l’Europe est souvent présentée comme une puissance normative. En effet, l’Union européenne n’est pas devenue une puissance stratégico-militaire, ni une puissance économique, mais bien une puissance normative. Sur ce point d’ailleurs, Mme Kroes a reconnu que l’un des plus beaux articles d’exportation de l’Europe était sa production normative et réglementaire et sa pratique de la régulation de la concurrence.

J’aurais pour ma part préféré que l’on soit l’économie de la connaissance la plus performante de la planète, celle qui est à la frontière technologique, avec un modèle social efficient et une écologie durable, au lieu d’être la puissante normative de la planète. Ainsi, pendant ces vingt années, nous avons constitué une puissance normative et, dans le même temps, démantelé les appareils d’intervention économique au sein de chaque Etat membre, lesquels visaient à la production de champions nationaux, au développement de filières technologiques dans certains secteurs où il y avait des échecs de marché avérés.
Force est de reconnaître que la dynamique des vingt dernières années a été plutôt une dynamique de la concurrence qu’une dynamique de construction des politiques industrielles. On a démantelé les outils de politique industrielle des différents pays, et ce en particulier dans un pays que je connais bien et où ces outils n’ont pas produit que des résultats négatifs ; ce qui se passe aujourd’hui dans le nucléaire, le secteur des télécommunications, l’aéronautique spatiale et militaire, découlait de ces grands projets élaborés dans le cadre des politiques industrielles nationales.

Constitution d’un avantage compétitif

Quels enseignements en tirer ? Peut-on dire que maintenant, instruits par l’expérience, nous savons qu’une économie moderne ne peut se développer que grâce à l’incitation et non à l’intervention, grâce à une politique de concurrence et non à une politique industrielle, grâce à une politique d’environnement compétitif et non à des politiques sectorielles ciblées ? Est-ce bien sûr ?

Si André Sapir avait eu le temps de développer son intervention, il aurait sans doute cité les travaux récents d’économistes qui redonnent une certaine dignité aux politiques industrielles.

Et ce pour une raison très simple : personne ici ne croît qu’une politique de la concurrence en soi puise être un vecteur de développement économique ou un facteur décisif de spécialisation industrielle permettant à un pays de se doter d’avantages compétitifs sur la longue durée. Personne ne le croît car l’histoire du développement économique ne confirme guère cette vision. Ce que fait la Chine aujourd’hui, c’est exactement ce que le Japon a fait il y a quarante ans ; c’est exactement ce que la France a fait il y a un siècle ; c’est exactement ce qu’a fait l’Allemagne.

On entre dans le développement industriel toujours à coups de protectionnisme offensif, toujours à coup d’intervention de l’Etat, toujours avec des dispositifs qui visent à créer un avantage compétitif. L’avantage compétitif est construit. La bonne question est : les instruments qui ont permis de constituer l’avantage compétitif, par exemple la spécialisation manufacturière allemande entre 1870 et 1890, ou encore la politique des grands projets français à partir de 1945, sont-ils adaptés ou non ?

J’ai tendance à penser que les institutions, qui ont permis le rattrapage économique, ne sont pas les institutions adaptées pour une économie d’innovation. Il faut donc réfléchir sur les institutions qui peuvent favoriser le développement de cette économie de la connaissance. J’y reviendrai.

Les aides d’Etat : aujourd’hui un faux problème

Avant cela, je voudrais revenir sur les aides d’Etat car on en a beaucoup parlé ce matin. J’ai le privilège d’avoir assisté la semaine dernière, en tant que rapporteur, à la présentation d’un remarquable travail sur les aides d’Etat : étude comparative entre l’Europe, les Etats-Unis et le Japon sur une très longue période par Pierre Buigues. Ce rapport est éclairant.

Ses trois conclusions majeures vont nous permettre d’écarter toute une série de débats dans lesquels on adore se complaire et qui aujourd’hui ont perdu de leur actualité :

− Première conclusion : il y a une tendance générale en Europe à la baisse des aides d’Etat. L’Allemagne est la seule exception, provisoire, mais on peut le comprendre : l’Allemagne a eu des problèmes particuliers au cours des dix dernières années. Première bonne nouvelle donc : les aides d’Etat constituent probablement un problème du passé, en tout cas pour l’Europe, compte tenu de cette tendance à la baisse. De ce point de vue là, on peut considérer que la Commission a été remarquablement efficace, à moins que d’autres déterminants, notamment budgétaires, aient joué.

− Deuxième conclusion : si on observe la ventilation des aides d’Etat dans les pays européens par rapport aux Etats-Unis et au Japon, on remarque que les aides d’Etats, en Europe, ont une caractéristique : elles sont en majorité destinées à un objectif d’équité, et non pas d’efficacité économique. En d’autres termes, les aides d’Etat en Europe ont plus une finalité sociale qu’économique ou de stimulation de la compétitivité. Sur ce point, la situation est massivement différente aux Etats-Unis et au Japon.

− Troisième conclusion, encore plus intéressante : si on regarde les cibles des aides d’Etat en matière économique, on constate une sorte de programme commun planétaire. Les aides sont en effet destinées massivement à la R&D, à la politique régionale pour la formation de clusters, à la politique d’innovation. Il y a bien entendu des différences selon les pays : en Allemagne, par exemple, près de 50% des aides économiques vont à l’energy efficiency, ce qui veut dire qu’il y a eu un effort formidable en ce domaine. Mais il y a une convergence dans les thématiques d’intervention.

Si on prend au sérieux ces trois conclusions, très franchement on peut dire qu’il faut passer à autre chose. Si la tendance à la baisse est confirmée, et si en même temps l’Europe a plutôt une motivation sociale, cela veut dire que les aides économiques à fort effet de distorsion ne sont plus un problème majeur. Et si on constate qu’il y a une convergence autour de politiques que tout le monde défend ici, à savoir l’aide aux PME, la stimulation de l’innovation, l’aide à la R&D, l’aide à la formation de clusters, etc, on peut dire que le problème des aides publiques est réglé, et on pourrait passer à autre chose.

Une autre politique : Pour une économie de la connaissance

Mais autre chose ce serait quoi ? Ce serait tenir compte de ce qu’a dit Claude Bébéar en particulier tout à l’heure : le monde change sous nos yeux. Dans une économie de la connaissance, l’input innovation, l’input formation, l’input éducation supérieure, deviennent des facteurs de production directe. D’où l’importance de l’investissement dans ces inputs et d’où peut-être de nouvelles inégalités qui sont en train de se créer.

Regardons les chiffres. Au niveau sectoriel, on constate par exemple que, aux Etats-Unis, 80% de l’aide à la recherche passe par le ministère de la Défense et qu’elle emprunte un certain nombre de canaux qui sont à mon avis constitutifs des nouveaux avantages comparatifs d’aujourd’hui. Pourquoi ? Il s’agit d’investissements dans les technologies de l’information, dans les biotechnologies ou les biosciences. On peut certes se demander pourquoi le ministère de la défense américaine investit dans les biotechnologie les biosciences, dans les nouveaux matériaux (nanotechnologies, etc). Mais il le fait et de plus 50% de cette aide passe par les entreprises, elle est gérée par elles sur des projets qu’elles définissent.

Ce n’est pas tout, si on regarde en détail, on remarque que les autres canaux d’irrigation de la Recherche passent par le ministère de la Santé, à travers toute une série de financements de projets, et par le ministère de l’Energie. Ainsi, les nouvelles générations de centrales nucléaires aux Etats-unis sont largement financées et subventionnées par le ministère de l’Energie américain.

Je ne peux pas résister au plaisir d’ouvrir ici une petite parenthèse. Quand on me dit que la formidable priorité européenne en matière de politique d’énergie c’est l’ownership building pour les producteurs et les distributeurs d’électricité, je me dis : « Mais dans quelle planète vit-on actuellement ? ». Si d’un côté vous avez, aux Etats-Unis, un pays qui est à la frontière technologique et qui investit massivement dans ces technologies tout en ayant un effort de formation dans l’enseignement supérieur qui n’est égalé par personne. Si, en même temps, en Chine, il y a cette volonté d’investissement massif dans le développement de nouvelles technologies et dans la formation de cadres, si de plus, toujours en Chine on assiste à cette activité, assez normale, consistant à copier, à imiter, à ne pas respecter les règles, à faire du protectionnisme offensif, comme le font tous les pays dans la phase de développement, il m’arrive de me demander si l’Europe institutionnelle comprend le monde tel qu’il est.

La bonne nouvelle, peut-être, c’est que tout cela va nous conduire à réagir. Et, comme l’a dit Jean Pierre Jouyet ce matin, le problème n’est pas d’attaquer la politique de la concurrence ; le problème c’est de faire en sorte que la politique de concurrence ne soit pas la seule, qu’elle ne soit pas l’unique horizon de la politique européenne. La difficulté n’est pas tant d’abaisser la politique de la concurrence, ou d’en faire une nouvelle, ou de se vanter d’être la puissance normative qui exporte ses normes dans le reste de la planète, le problème c’est de commencer à élaborer des politiques intégrées dans un certain nombre de domaines comme l’énergie, la santé, les plates-formes technologiques, etc...

J’ai bien écouté ce qu’a dit Karel Van Miert tout à l’heure sur les différents règlements qui allaient permettre de mieux cerner les aides à la R&D, qui devaient être notifiées ou pas, celles qui devaient être acceptables ou pas. Mais il ne faut pas croire un seul instant que même dans une économie de la connaissance, même dans un domaine où la concurrence diffuse peut avoir des effets sur le développement d’une innovation cumulative, on puisse s’en tenir là. L’Etat n’est pas quitte quand il établit de bons règlements. On a besoin aussi d’investir dans des grands programmes technologiques. En matière d’innovation, si on doit à la fois investir dans l’innovation cumulative et dans les grands technologiques, cela conduit à poser autrement la logique de l’intervention publique ; et cela conduit à ne pas considérer que plus un marché est fragmenté, plus on est dans une situation souhaitable . En d’autres termes « small » n’est pas nécessairement beautiful, nous avons besoin de champions européens.

Je ne peux pas non plus ne pas mentionner les problèmes de mesure. Qu’est-ce que c’est qu’un marché dans lequel on a une situation concurrentielle ? Qu’est-ce qu’une innovation qui peut être labellisée ? J’animais un débat l’autre jour avec un collègue dans un tout autre contexte. Mon collègue m’expliquait que dans le domaine des télécommunications, au fond, rien n’avait changé en vingt ans : « Regardez les indices de concentration, il y a vingt ans et aujourd’hui, çà n’a pratiquement pas bougé ». En effet, aujourd’hui - à part China Mobil qui s’est hissée dans les cinq premiers mondiaux - la même hiérarchie et les mêmes grands groupes dominent. Et vous avez même aux Etats-Unis un phénomène de re-concentration récente.

Mais pendant ces vingt ans, il s’est passé un processus formidable de transformation. Les anciens monopoles administratifs verticalement intégrés ont subi dans un premier temps une forte concurrence de la part de nouveaux entrants protégés par des régulateurs pratiquent la régulation asymétrique. Les prix ont fortement baissé, les usages se sont développés. Dans un deuxième temps on a assisté à un mouvement classique de consolidation, les acteurs les plus faibles ceux qui avaient le moins investi ont disparu. Dans un troisième temps enfin quand il s’est agi de bâtitr les infrastructures « tout optique » une nouvelle vague de concentration s’est amorcée. Faut-il condamner ce processus et hisser le moyen -la concurrence atomistique- au rang d’objectif -le développement du numérique pour tous- ?

Non. Regardez ce qu’il se passe aux Etats-Unis actuellement. Grâce au processus de re-concentration du secteur des télécommunications, une normalisation de fait des réseaux de fibres rend possible leur déploiement. Avec un marché ultra fragmenté au sein de chaque pays et a fortiori au niveau européen, si on privilégie la concurrence atomistique si on empêche la consolidation et si on applique les règles actuelles de dégroupage, alors il n’y aura pas d’investissement dans les nouveaux réseaux et il n’y aura pas non plus de normalisation de fait. Alors que l’Europe a bâti sa position de leader mondial des mobiles (par entente entre les laboratoires des opérateurs dominants français et allemands) grâce à la normalisation du GSM, elle jouera les figurants dans le domaine de la fibre.

La politique de concurrence est un moyen

J’en arrive à ma conclusion. On a beaucoup discuté sur le point de savoir si la concurrence était un objectif ou un moyen. Et j’ai vu un brillant juriste - je ne suis pas du tout juriste - expliquer que, au fond, rien n’a changé. Mais, il y a quand même en économie basique, élémentaire, une différence fondamentale entre un objectif et un moyen.

L’objectif ne peut jamais être la concurrence, me semble-t-il ; l’objectif c’est de faire de l’Europe, comme on l’a dit, une économie de la connaissance compétitive qui créé de l’emploi, qui développe des richesses, etc. La politique de la concurrence doit être un moyen, éventuellement combiné à d’autres, pour servir ces objectifs. Confondre les objectifs et les instruments c’est quelque chose qui me choque comme économiste et comme citoyen.
Et si je vous ai bien compris, l’un des résultats du nouveau Traité de Lisbonne est de réintroduire cette différence. Il est donc de bonne méthode d’installer cette différence entre objectif et moyen.

Si l’objectif est de favoriser la transition de l’économie européenne, d’une économie industrielle à une économie de la connaissance, il faut s’interroger sur les moyens de favoriser cette transition là. Les travaux de l’OCDE, du FMI ou en France du CAE vont dans le même sens : il faut des réformes sur les marchés des biens, sur les marchés du travail du capital pour favoriser la flexibilité de ces marchés et y accroître la concurrence. Il faut en particulier favoriser l’accès au marché, au besoin en réservant des marchés publics aux PME innovantes. Il faut dans le même temps développer l’investissement éducatif, l’investissement dans l’innovation ; et cet investissement passe par de grandes plates-formes technologiques structurantes. Cela a un coût. Mais il ne faut certainement pas écarter cette solution au nom d’une vision d’une concurrence atomistique. Voilà le deuxième point qui me semble s’imposer.

Troisième point : est-ce qu’il faut une politique de la concurrence nouvelle pour l’ère nouvelle qui s’impose ? Non certainement pas ; je crois que notre politique de la concurrence nous est suffisamment enviée, puisque même les chinois veulent l’imiter (en parole), pour qu’il ne soit pas besoin de rajouter un étage supplémentaire à l’édifice. Par contre je crois qu’il faut renforcer d’autres politiques et notamment les politiques industrielles. L’idée de re-balancement des politiques me semble importante.

Je voudrais conclure par un dernier point : chaque fois que je viens à Bruxelles c’est pour moi une piqûre de rappel. La distance qu’il y a entre ce que j’appellerai la mantra européenne - et de ce point de vue là le discours de Madame Kroes était parfait - et le monde réel, ne cesse de grandir. Nous pouvons rêver un monde réglé par le droit, la norme, le multilatéralisme, la défense du consommateur. Mais compte-tenu de ce que l’on sait sur le développement de la Chine, de l’Inde, du nationalisme énergétique russe des investissements américains dans l’économie de la connaissance, il n’y a pas pour trente six solutions : soit on est capable de réussir notre intégration et de laisser tomber ces oeillères pour favoriser l’émergence d’une Europe compétitive, soit, si on n’y arrive pas, le processus de décomposition qu’on a à peine stoppé avec le traité simplifié reprendra.

Je vous remercie de votre attention


Voir en ligne : Concurrences