La leçon Bull

octobre 1999

Il y a peu encore le Gouvernement, les analystes financiers et les commentateurs célébraient les vertus de la privatisation façon Bull. La méthode consistait à réunir un ensemble de partenaires industriels, à leur faire une place dans le capital, à désengager partiellement l’Etat et à distribuer généreusement des stocks options aux dirigeants. Le modèle Bull inventé par Thierry Breton fut un tel « succès » que la droite fit appel à ce même dirigeant pour présider Thomson Multimédia et la gauche vient de décider une privatisation à la Bull de Thomson Multimedia. Il importe donc d’évaluer le modèle avant que son auteur n’en généralise l’application.

Bull souffre maintenant depuis plus de 20 ans d’une stratégie inadaptée aux ressources de l’entreprise, d’un management qui a fait la preuve répétée de ses insuffisances, d’un actionnariat partiellement contraint, de partenariats non impliquants, d’interférences publiques permanentes. Le résultat se compte en dizaines de milliards de concours publics perdus, en gaspillage de capital humain et en prédations de toutes natures. Bull est à nouveau en grande difficulté, sa stratégie est un échec, ses alliances sont en péril et l’Etat n’aspire qu’à se retirer discrètement pour ne pas assurer le bilan d’une gestion calamiteuse. Revenons sur chacun de ses points.

Depuis 20 ans la question stratégique pour Bull se pose rigoureusement dans les mêmes termes. Peut-il rester un grand industriel de informatique quand les concurrents sont à une extrémité dans les grands systèmes, IBM, Nec ou Fujitsu, et à l’autre les fabricants de PC Wintel (Windows de Microsoft pour les logiciels, Intel pour les microprocesseurs). La réponse qui est donnée depuis 20 ans est également la même : devenir un fournisseur de solutions, un intégrateur de systèmes, un prestataire de services informatiques. Et malgré ce choix depuis 20 ans, Bull tarde à opérer sa mue, s’égare dans la micro, maintient des productions locales et réussit même ce prodige de ne pas gagner d’argent en services informatiques alors que la pénurie d’ingénieurs est patente et que ses concurrents les Cap, Sema ou autres Atos font leurs meilleurs profits depuis les débuts de l’aventure informatique. Il faut dire que l’entreprise ayant été le plus souvent en pertes et vivant depuis des décennies de la manne publique, elle a été accablée de dirigeants, momentanément désoeuvrés, issus de l’Inspection des Finances ou du Corps des Mines .

Des partenariats industriels bien choisis auraient pu permettre à Bull de développer ses compétences là où elle a encore quelques capacités et s’éloigner progressivement des domaines d’ativité où elle ne pouvait espérer redevenir compétitive. C’est ainsi que Bull aurait pu trouver des alliés dans le service informatique, dans les serveurs Unix, dans l’activité cartes à mémoire et se désengager clairement de toute activité dans le hardware informatique. Tel ne fut pas le choix. Parmi les quatre partenaires stratégiques séléctionnés en 1995, il y en avait un contraint, France Telecom ; un second obligé, NEC puisqu’il est fabricant des serveurs GCOS Bull ; un troisième, Motorola uniquement intéréssé à placer ses puces, le quatrième, un fabricant de PC asiatique, IPC, est vite venu, vite parti. IBM, invité au capital lors de la précédente restructuration du capital profitera de l’opération de 1995 pour se laisser diluer. Bull procédera certes à des désengagements dans les micros, les imprimantes, la maintenance aux Etats Unis, mais c’est chaque fois avec retard et comme à reculons que l’adaptation se fait, si bien que même si le Chiffre d’affaires a été divisé par 2 en 10 ans, l’entreprise ne parvient toujours pas à être profitable.

La privatisation de 1995 fut donc une opération en trompe l’oeil puisque le retrait partiel de l’Etat ne se faisait pas au profit d’un actionnaire de contrôle intéressé à restructurer l’entreprise pour en assurer la viabilité mais au profit d’une coalition hétéroclite qui laissait de fait le pouvoir au management et à l’Etat.

Aujourd’hui tout est donc à refaire. Instruit par l’expérience l’Etat qui avec France Telecom reste de loin l’actionnaire le plus important aurait pu tenter de régler le problème une fois pour toutes en cherchant la meilleure valorisation pour chacune des activités et en libérant le capital humain mal utilisé dans l’activité de services. La procédure pouvait être simple et transparente : l’Etat aidé d’une Banque Conseil aurait pu faire appel à des industriels intéressés puis aurait demandé à la Commission de participations et de transferts de faire le choix du mieux disant en fonction d’un cahier des charges. Ce n’est pourtant pas la voie qui est prise puisque le Ministère des Finances s’en est remis au P.D.G. de l’entreprise pour la sratégie, les partenariats et le choix des nouveaux actionnaires et après avoir tenté de céder en catimini 20% du capital dans une procédure opaque à un investisseur qui prétendait contre l’évidence maintenir l’intégrité du groupe alors qu’il est surtout connu pour ses talents de liquidateur, l’Etat a fini par reculer tant la procédure adoptée était contestable. Le jeu est à nouveau ouvert mais l’Etat veut toujours maintenir la fiction de l’unité du groupe, d’un actionnariat et d’un management responsables du destin de l’entreprise.

En fait, le refus d’assumer les échecs patents d’une stratégie, d’un processus de privatisation et d’une tutelle aussi inefficace que peu inspirée conduisent aujourd’hui le Ministère des finances à vouloir non pas régler le dossier au fond mais à se défausser sur d’autres du règlement provisoire du problème jusqu’à la prochaine crise. Que l’affaire Bull n’ait pas de solutions simples, l’histoire de l’entreprise l’enseigne. Que la puissance publique veuille se défaire d’une participation ruineuse peut se comprendre aussi, encore est-on en droit de demander un minimum de transparence. Mais que l’on veuille transposer à Thomson Multimedia un modèle qui ne marché pas et de surcroit avec le même homme dépasse l’entendement. Les mêmes causes produisant les mêmes effets on peut être sur que passé le moment de la privatisation, des actionnaires multiples, peu motivés et ne formant pas entre eux une entité attachée au développement de l’entreprise, c’est à nouveau l’Etat qui serait sommé d’intervenir reproduisant ainsi jusqu’à la caricature le modéle Bull.


Voir en ligne : La Croix