L’Etat régulateur
mars 2004
Dans un article récent du Wirtschaftswoche, Annette Ruess et Lothar Schnitzler s’interrogent : comment fait la France à l’ère de la mondialisation et de l’intégration européenne pour réussir à aligner tant d’entreprises dans le Top 500 de Fortune, pour surmonter les difficultés qui se sont révélées fatales à d’autres, et pour prendre l’ascendant sur ses partenaires. Pour eux, la réponse est double : d’une part, l’Etat Français soutient par tous les moyens disponibles ses champions nationaux et d’autre part les leaders industriels issus de l’appareil d’Etat ont été « dressés à être les premiers ». Ce constat ne manque pas de surprendre au moment où la représentation dominante en France est plutôt celle d’un Etat impuissant, au moment où l’on débat du déclin d’une France censée impossible à réformer et où le Président Chirac en appelle à l’Europe pour arrêter le mouvement de désindustrialisation. Peut-on réconcilier ces deux images ? Au cours des vingt dernières années, l’Etat a clairement influencé l’économie française en lui donnant comme objectif l’insertion dans une économie européenne et mondiale libéralisée. Un modèle qui, s’il a pu un temps faire des champions nationaux des entreprises mondiales de premier plan touche maintenant les limites d’une construction européenne en crise.
Du capitalisme d’Etat à un capitalisme de marchés
Pour saisir l’évolution radicale du capitalisme français au cours des vingt dernières années et du rôle qu’y a joué l’Etat, il importe d’en rappeler les dispositifs essentiels. Après 1945 la France n’adopte pas seulement la panoplie des politiques keynésiennes, elle se dote d’un Etat développeur et d’institutions assurant à l’Etat la direction de l’économie. Ces politiques et ces institutions ont contribué à la forte croissance des « trente » glorieuses et plus encore à une spécialisation industrielle dans quelques secteurs. Soixante ans après la France compte encore parmi ses points forts le nucléaire, l’aéronautique, l’espace, les télécom, et l’énergie. Les champions nationaux issus de cette stratégie de rattrapage et d’équipement national ont pour l’essentiel réussi leur mue en entreprises d’une économie globalisée. Un pouvoir oligarchique, une idéologie de service public, les nationalisations puis les privatisations, n’ont apparemment pas altéré la compétitivité de ces entreprises. L’économie de financements administrés, le compromis social-inflationniste (cf. infra) et la politique des grands projets constituent les trois masses de granit de ce modèle français de reconstruction puis d’expansion.
Jusqu’au grand tournant de 1983, l’Etat français contrôlait les prix, le crédit, le change, l’essentiel du système bancaire et financier, les autorités de régulation et même la Banque de France. A travers la politique du crédit, les guichets spécialisés du Trésor, les institutions financières spécialisées, les procédures de bonification [1], l’Etat s’était pour l’essentiel substitué aux marchés financiers pour le financement de l’économie. Dans ce type de capitalisme, il existe un marché des biens et services (même s’il est contrôlé) mais pas de marché des facteurs de production. L’allocation des ressources est trop importante pour être abandonnée au marché.
Les grands projets d’origine politico-militaire qui ont donné naissance aux champions nationaux (CGE, Thomson, Elf-Erap, Aerospatiale), à d’ambitieux programmes d’équipement du territoire (rail, electricité, telecom etc...) et à de puissants acteurs publics (France Télécom, EdF, Cogema ...) constituent le cœur des politiques industrielles. Ces grands projets sont à la base de ce que nous avons nommé le « Colbertisme high tech ».
Le compromis social inflationniste constitue le troisième bloc du modèle. Lorsqu’un capitalisme affaibli et émietté ne peut bâtir, sur le terrain, des compromis avec un syndicalisme de lutte des classes, c’est à l’Etat qu’il appartient de le faire. Un système social protecteur et cogéré, une indexation des salaires sur les prix voire une garantie d’augmentation du pouvoir d’achat dans un contexte de prix administrés ne laisse guère de marges de manœuvre aux entreprises. C’est donc par l’inflation (qui dévalorise les dettes) et la dévaluation (qui redonne de la compétitivité) que le système est régulé.
L’Etat développeur a donc pu disposer de la pleine maîtrise du système financier (la galaxie du Trésor), de l’essentiel des relais industriels et des considérables ressources de l’Etat régalien.
La transition vers un capitalisme de marchés financiers
La désinflation compétitive [2], le marché unique européen et l’instauration d’un capitalisme de marchés financiers constituent les trois axes majeurs du nouveau modèle français à partir de 1983. En faisant de la désinflation l’objectif majeur de sa politique et de l’intégration européenne l‘horizon indépassable, les gouvernements français successifs vont s’engager dans une réforme économique majeure. En effet, à partir du moment où la lutte contre l’inflation devient l’objectif dominant, les politiques monétaires discrétionnaires de l’Etat français deviennent suspectes car elle mettent en cause le couplage franco-allemand (dévaluer le franc par rapport au mark revenait à exporter les problèmes chez nos voisins). A partir du moment où la réalisation du marché unique devient centrale, les politiques de grands projets, de protectionnisme offensif, l’usage dynamique de la commande publique deviennent hors la loi. Enfin, à partir du moment où la libre circulation des capitaux est adoptée dans un contexte marqué de surcroît par l’accélération des privatisations, un vaste marché du contrôle privé des entreprises émerge. Dès lors on comprend la substitution progressive de politiques automatiques aux politiques discrétionnaires (respect d’une norme de progression de la masse monétaire au lieu de contrôle du crédit), d’autorités indépendantes aux administrations nationales (Autorité de régulation des télécommunications à la place du Ministre des PTT) et de règles de marché aux choix politiques en matière industrielle (rôle croissant de la Direction générale de la concurrence du commissaire européen Mario Monti)...
De fait, a partir de 1984, soit deux ans à peine après une nationalisation quasi-intégrale du système financier, le capitalisme français va être soumis au double choc de la déréglementation importée et de la politique d’innovation financière voulue par Pierre Bérégovoy. En quelques années, le système financier français va profondément évoluer dans le sens de la déspécialisation des banques, de la désintermédiation [3], de la débonification du crédit, de la banalisation des circuits. La distance entre banques et entreprises s’accroît à nouveau. Parallèlement l’État supprime les dispositifs administratifs d’intervention industrielle (fermeture des différents guichets d’aides, renonciation aux plans sectoriels, ouverture à l’investissement étranger).
En déréglementant les marchés financiers et mieux encore en défiscalisant l’épargne, l’État va favoriser l’expansion des marchés et faciliter le financement des entreprises. La recapitalisation des entreprises françaises a pu alors se faire grâce au recours à des marchés financiers en plein essor.
Toutefois en procédant à des privatisations avec noyaux durs [4] et en ne mettant pas en place des fonds de pension, le gouvernement Balladur va créer une structure capitaliste fragile qui avec le dénouement des noyaux durs fera de la place de Paris la plus ouverte en Europe et du capital français celui qui est le plus largement détenu par des investisseurs étrangers. Aujourd’hui les chiffres sont particulièrement éloquents. 50 % du capital des sociétés du CAC40 et 37,8 % du capital des sociétés françaises cotées selon les derniers chiffres de la Banque de France seraient détenus par des investisseurs étrangers. Des champions nationaux de naguère comme TotalFinaElf ou CapGemini ou Vivendi ou Alstom sont détenus a plus de 60 % par des investisseurs étrangers. A titre de comparaison, le taux de détention par les non résidents n’atteint pas 10 % dans les pays développés (Etats Unis 5 %, Allemagne et Japon 9 %). En ne voulant pas des fonds de pension français mais en privatisant à outrance la France a de fait invité les fonds de pension étrangers à devenir les maîtres du jeu sur le marché français.
Des entreprises publiques en ruine
L’Etat peut déléguer à l’Europe la définition d’une ou plusieurs politiques sectorielles, il peut céder des entreprises du secteur public, il peut libéraliser un secteur d’activité, il peut même transférer une compétence régalienne à une autorité administrative indépendante mais il reste en charge des entreprises publiques. La quasi-faillite de France Telecom et les difficultés récurrentes d’EdF ou de la Poste ont conduit le Parlement à dresser un état des lieux du secteur public et il est accablant. Au delà des responsabilités individuelles et des effets de contexte c’est un appareil d’Etat en ruines que décrivent les rapporteurs.
L’Etat ne dispose pas d’une capacité d’expertise propre. Le propos peut surprendre ceux qui ont vu à l’œuvre la Direction du Trésor ou d’anciennes directions de l’Industrie dans des temps qui ne sont pas si lointains. Mais force est de constater la modicité des moyens et la difficile mobilisation des équipes des ministères techniques. Le représentant du Trésor cumulait ainsi la charge du suivi de France Télécom avec celle d’Edf et d’Areva, surveillant à lui tout seul le travail de quelques milliers de cadres et d’ingénieurs ! Pour pallier ses déficiences, l’Etat recourt alors à des expertises extérieures, notamment les grandes banques anglo-saxonnes. Une mobilisation intense de banquiers d’affaires européens et américains parfaitement interchangeables tient ainsi lieu de contre-expertise, sur la stratégie de l’opérateur public. Comme un accord donné par un Ministre à un PDG d’entreprise publique lève les objections de services dont on a vu par ailleurs la faible expertise propre, on peut presque dire qu’une discussion de café du commerce avec des ministres vaut validation de la stratégie.
Deux enseignements majeurs peuvent être tirés de l’expérience de gestion des entreprises publiques au cours des dix dernières années. La première est que le retrait de l’Etat de la scène industrielle depuis le grand tournant de 1984, a si bien réussi que les entreprises du secteur public sont devenues orphelines, sans orientation, tutelle ni contrôle. Certes des règles formelles sont observées, mais aucun contre-pouvoir ne s’exerce sur leurs directions, hors les cas de crise manifestes. La deuxième est que l’ouverture partielle du capital dont on pouvait espérer qu’il réunirait le meilleur des deux mondes, celui du public, avec la prise en charge du long terme et une insensibilité aux diktats des marchés financiers, celui du privé avec la rigueur de gestion et l’interdiction des prédations financières par un Etat appauvri, a en fait combiné le pire des deux mondes. La présence du capital privé a muselé l’Etat et ses tutelles. La présence du capital public majoritaire a désarmé le contrôle privé.
Au nom de l’Europe et pour conjurer les risques du découplage, François Mitterrand avait fait le choix du grand virage libéral en 1983 mais dans le cadre d’un Etat social maintenu et renforcé : le marché unique, la désinflation compétitive et l’abandon des politiques industrielles volontaristes en ont été les résultats marquants.
Toujours au nom de l’Europe et pour insérer la France dans une économie mondialisée, la gauche puis la droite au pouvoir font en 1992/1993 le choix de la monnaie unique et acceptent d’en payer le prix immédiat en termes de croissance et d’emploi. L’accélération des privatisations, la libéralisation des services publics, la transition vers un capitalisme de marchés financiers et la mondialisation des grandes firmes françaises en seront les principales manifestations.
Aujourd’hui, en prenant des libertés avec le Pacte de stabilité, en dénonçant la responsabilité de Bruxelles dans la désindustrialisation, en faisant du sauvetage d’Alstom une cause nationale, le gouvernement français soutenu par l’Allemagne ont pris la responsabilité en 2003 d’une crise européenne majeure. Face à cette panne de l’Europe, qui a motivé l’orientation des politiques françaises au cours des vingt dernières années, nul n’est capable d’articuler des propositions de relance européenne très convaincantes. Plus qu’à une incapacité de réformer notre économie ou à une volonté de retour d’un contrôle fort de l’Etat sur l’économie, nous assistons davantage à l’épuisement d’une politique et d’une dynamique de réforme initiées par la volonté de faire l’Europe.
Voir en ligne : Alternatives Économiques
Dans le Fortune 500 , sur les 50 secteurs la France aligne 10 numéros ‘1’ sectoriels alors que les allemands n’en alignent que 4, Wirtschaftswoche du 19 Février 2004
Mondialisation et recomposition du capital des entreprises, Rapport du groupe de travail présidé par Michel Dietsch, Commissariat Général du Plan, 2004.