Dictature de la vertu et économie administrée

avril 1999

Depuis 1976 avec une régularité jamais prise en défaut, les crises du régime d’assurance maladie surviennent, suscitent l’émoi collectif et disparaissent après l’adoption d’un plan mêlant augmentation des prélèvements et dégradation des conditions de remboursement, toujours définitif, mais dont la durée de vie moyenne est en fait de 15 mois. Tant d’inefficacité devrait interpeller. Et pourtant même le débat public est terriblement convenu, il oppose les tenants de gauche d’un système socialisé .... aux partisans de droite d’un système socialisé soupçonnés par les premiers d’être prêts à céder aux sirènes du libéralisme ! Avec le temps toutefois le débat s’aigrit les médecins libéraux sont publiquement invectivés pour leurs gains excessifs, les patients dénoncés pour leur nomadisme et les caisses stigmatisées pour leur bureaucratisme et progressivement s’installe une économie administrée inefficace régulée par des appels impuissants à la vertu.

Et pourtant le comportement des acteurs dans un système qui combine planification indicative au sommet et liberté à la base est rationnel, il ne sert à rien de faire appel à la vertu lorsque l’intérêt commande.

Les patients qui cotisent leur vie durant en fonction de leurs revenus n’ont aucune incitation à modérer leurs dépenses et revendiquent même un soin sans limites. Le ticket modérateur conçu pour limiter l’aléa moral est contourné par les assurances complémentaires. De plus il a un effet inefficient en matière de soins puisqu’il décourage la prévention. il est enfin anti-redistributif puisqu’il exclut les plus démunis.
Les médecins libéraux n’ont aucune raison de limiter leurs prescriptions. Payés à l’acte et jouissant de prix administratifs ils maximisent leurs revenus en jouant de la variable qu’ils maîtrisent.

Déresponsabilisées par les gouvernants et capturées par les syndicats, les Caisses ont intérêt à faire fonctionner le système et donc à pactiser avec les médecins libéraux puisque les déséquilibres constatés n’ont aucun impact sur leur gestion, l’Etat réglant la question par l’augmentation des cotisations.

Les laboratoires pharmaceutiques privés de l’arme des prix poussent à la prescription et à la surconsommation, ils incitent surtout à la surprescription en jouant sur les caractéristiques d’un marché de prescription, l’envolée de leurs dépenses de formation médicale, de promotion et de publicité en témoigne.

Les hospitalo-universitaires depuis la réforme Debré trouvent leur légitimité et leur notoriété dans la recherche, la clinique est peu valorisée, ils sont donc écartelés entre recherche de pointe, suréquipement technique et médecine des exclus de la médecine ambulatoire.

On comprend dès lors ce scandale majeur que constitue l’absence d’un système d’information médical fiable sur la production hospitalière, sur les pathologies, sur la qualité des établissements, sur leurs performances comparées. Aucun secteur économique de cet ampleur n’est aussi mal évalué. En fait dès lors que les hospitalo-universitaires sont budgétairement infantilisés par les autorités politiques nationales ou locales, que la performance est sanctionnée et non récompensée, on comprend que la stratégie optimale soit la défection et non la collaboration, pourquoi collaborer à ce qui asservit ?

Tous les acteurs sont donc rationnels alors où est le problème ?

D’une part la performance sanitaire de la France est moyenne pour un coût très élevé et ce sans que le phénomène de l’exclusion ait été correctement réglé dans le domaine de la santé.

D’autre part, l’envolée des cotisations a un impact sur la compétitivité, on ne peut donc rester indifférents à la montée inexorable des prélèvements. De surcroît les gaspillages sont considérables ils sont évalués entre 120 et 200 mmf si l’on en croit le rapport Béraud ce qui fait de la maîtrise des dépenses un enjeu majeur de réforme structurelle. L’élimination des gaspillages permettrait une baisse des charges significatives et une réorientation de l’effort public vers l’emploi et l’éducation.

Enfin un agent particulier l’Etat n’est pas rationnel, il est à la fois capturé par les syndicats et les élus locaux, appliqué à distribuer des rentes et incapable de maîtriser le système. Les réformes ne marchent pas et la dérive continue
Comment donc en est on arrivé là ?
La politique de santé pose un problème classique de conciliation d’objectifs de solidarité et d’efficacité allocative et productive .
La réponse qui est donnée à ce problème varie selon les pays mais elle mêle toujours régulation publique et procédures de marché
Contrairement aux pays de développement comparable, la France au cours des 20 dernières années n’a cessé de renforcer les traits de l’économie administrée du système de santé
D’abord en matière d’offre de soins par le numerus clausus médical, les autorisations d’équipements, les budgets globaux et la tutelle par les DRass et les Dass. Ensuite en matière de demande de soins, par les tickets modérateurs les déremboursements de spécialités. Et plus généralement par les conventions médicales, la tutelle des caisses, la politique du médicament, le tout sans succès probant. Le plan Juppé de ce point de vue constitue une forme de paroxysme dans l’extension de la logique d’économie administrée
Le Système d’enveloppes fermées et dédiées, la solennité conférée à l’objectif de dépense de santé par le vote d’une Loi , Les mesures de régulation financière, Le livret de santé, L’ébauche de la capitation, La création des ARH, L’embryon de système d’information créé, La création de l’Agence d’évaluation ... tous ces éléments participent du même projet ou de la même utopie : celle de la maîtrise administrative de la dépense. Une mesure aussi attentatoire à la liberté individuelle que le système d’information sanitaire et social qui fait obligation à tous les acteurs de nourrir le système d’informations individuelles sensibles sans permettre aux patients d’y accéder a pu être institué sans que personne ne réagisse.

L’échec de la réforme Juppé avec la reprise verticale de la dépense de santé au premier semestre 1998 aurait pu conduire à une remise en cause de cette logique. En fait le caractère authentiquement transpartisan de la réforme Juppé a fait que Martine Aubry après avoir lâché la bride s’est résolue à faire du Juppé sans Juppé.

De manière parfaitement logique pour qui a compris la logique d’économie sanitaire administrée, Gilles Johanet entend supprimer les derniers espaces de liberté, source de dysfonctionnements par rapport à la planification de la dépense.

Gilles Johanet entend faire du généraliste le médecin référent obligatoire interdisant ainsi le nomadisme. Le carnet de santé obligatoire permettra le contrôle quotidien. La cotation précise des actes permettra la planification physique de la production de soins. La connexion au système d’information médical sera également obligatoire. Gilles Johanet enfin pour réaliser son objectif d’économie de 100 milliards de francs propose de dérembourser 30% des médicaments qui ne sont à ses yeux que des placebos, ils propose également la fermeture des établissements hospitaliers sans patients et la reconversion des médecins surnuméraires.
Le programme Johanet est parfait sur le papier sauf qu’il ne fait que reprendre ce qui est le programme implicite de tous les Ministres qui se sont succédés depuis 20 ans et qui ont tenté sans succès de le mettre en oeuvre, pourquoi réussirait-il là où tant d’autres ont échoué. Mais surtout à supposer qu’un tel programme soit réalisable, pourquoi faudrait il se résigner à l’instauration d’un système planificateur et centralisateur ?

En fait on peut concilier efficacité et solidarité sans tomber dans le piège étatiste administratif. Pour cela il faut comme cela a déjà été fait dans le cas des services publics à caractère industriel et commercial séparer activité de régulation et de production, missions de service public et modes d’organisation des organismes dispensateurs de soins. Personne en France ne songe à privatiser la santé et son organisation solidaire, la seule question vraiment ouverte est celle de la concurrence entre réseaux dispensateurs de soins .

Les caisses sont de fait des acheteurs en gros de soins. Ce qui leur interdit aujourd’hui de pratiquer l’achat au meilleur prix qui passe par la sélection et la mise en concurrence des praticiens et des établissements c’est leur caractère monopoliste, il faut donc les en affranchir.

L’Etat, la collectivité nationale tiennent à un modèle d’égalité des soins et de solidarité, pour cela nul besoin de l’étatisation du système, il suffit que l’Etat cotise à la place des plus défavorisés, ce qu’il envisage déjà avec la contribution universelle maladie.
Ne risque t on pas alors de voir les assureurs privés sélectionner le risque, la réponse est simple, l’Etat régulateur public prohibe par définition la sélection du risque, institue l’obligation d’assurance et distribue aux gestionnaires de reseaux de soins des allocations sur dfes bases objectives d’âge, de sexe etc...

L’Etat, outre ses missions traditionnelles d’agent tutélaire et de régulateur du système pourrait par ailleurs assumer une fonction d’intérêt général d’évaluation des pratiques médicales, des performances comparées des compagnies d’assurances, bref il pourrait contribuer à éclairer le public

Les hôpitaux enfin pourraient être organisés en « public trusts » ou plus généralement en établissements autonomes à but non lucratif afin là aussi de sortir les hôpitaux d’une gestion publique infantilisante.

De telles propositions qui ne font que s’inspirer des modèles hollandais et suisses ne règlent pas tous les problèmes et en particulier pas ceux liés au vieillissement des populations et à l’augmentation du coût des technologies médicales, ils permettent toutefois de lutter efficacement contre les gaspillages en introduisant un système positif d’incitations.

Le choix pour l’avenir est simple, il est entre la quête impossible de la régulation par le plan et l’économie administrée et un système solidaire mobilisant les incitations pour orienter les comportements.


Voir en ligne : Le Monde des Débats