Débat : Pourquoi l’Europe est-elle à la traîne des Etats-Unis ?
mars 2006
Débat avec Elie Cohen et Jean-Paul Fitoussi.
Le rattrapage entamé par l’Europe sur les Etats-Unis dans les années 1980 a fait long feu et depuis 1995, au contraire, l’écart se creuse. Aujourd’hui, le PIB par habitant des Américains est de 30% supérieur à celui des Allemands, et, si la tendance se poursuit, un Américain pourrait dans vingt ans être deux fois plus riche qu’un Français. Malgré l’euro et le marché unique, qui devaient doper la croissance, les échanges en Europe restent de 2 à 3 fois inférieurs à ce qu’ils sont à l’intérieur des Etats-Unis. En réalité, constate Elie Cohen, directeur de recherche au CNRS, coauteur du rapport Politique économique et croissance en Europe, le Vieux Continent, depuis dix ans, fait du surplace. Comment le sortir de sa torpeur ? Tel est le sujet de son débat avec Jean-Paul Fitoussi, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques.
L’Express : L’OCDE vient de pointer à nouveau le retard de niveau de vie de l’Europe. Si la tendance se poursuit un Américain pourrait dans 20 ans être deux fois plus riche qu’un Français. Etes-vous tous les deux d’accord sur ce constat ?
Elie Cohen : Depuis à peu près 20 ans, l’Europe a cessé de rattraper les Etats-Unis en termes de richesse par habitant. Pen-dant un temps, entre 1985 et 1995, on a cru que ce phénomène allait se stabiliser mais au contraire depuis 1995 l’écart se creuse et très nettement. Alors que la France était à peu près à 80 % du PIB américain au milieu des années 1980, elle est aujourd’hui autour de 72 %. Il y a donc bien eu une perte relative de richesse individuelle des Français par rapport à celle des Américains.
L’Express : Comment l’expliquer ?
E. C. : Trois grandes explications sont généralement avancées. La première privilégie le retard européen en matière de gains de productivité. L’Europe, faute d’avoir reformé ses marchés et embrassé la révolution des technologies de l’information n’aurait pas assez modernisé ses outils de production et de distribution comme l’ont fait les Américains. Selon une deuxième explication, tout le mal vient de ce que l’Europe se soit imposée à elle-même une série de disciplines macro-économiques qui ont réduit artificiellement sa capacité à réagir et à obtenir la croissance à laquelle elle pouvait prétendre. Enfin, d’autres pensent, tel Olivier Blanchard au MIT, qu’il n’y a pas de problème de productivité en Europe mais un choix de civilisation différente : les Européens ont fait le choix du loisir, du moindre travail et donc d’un moindre enrichissement individuel que celui des Américains.
Jean-Paul Fitoussi : Pour moi, l’essentiel vient du fait que l’Europe a délibérément choisi de conduire des politiques de désinflation compétitive c’est-à-dire des poli-tiques qui depuis le début des années 1980 s’accommodent d’un chômage élevé, dû à une croissance faible.
L’Express : On a donc cassé la croissance !
J.-P. F. : Oui, et il y a un suspect ! Et ce suspect c’est la mauvaise gestion économique. Qui a imposé en Europe une évolution que j’appellerai pro-cyclique du taux de change : le taux de change s’apprécie lorsque ça va mal et il se déprécie lorsque cela va bien. Autrement dit, quand tout va mal, on fait, en plus, en sorte de réduire la demande extérieure. Pour que cela aille encore plus mal ! Le taux de change américain a été géré de façon exactement inverse.
L’Express : Finalement, notre retard sur les Etats-Unis est dû à une erreur de politique ?
J.-P. F. : Oui, et dans la politique économique j’englobe la politique industrielle. Je prends un exemple très simple. Probablement face à la grippe aviaire les Européens se sont réunis sans se mettre d’accord. Le président Bush, lui, a immédiatement demandé plus de 7 milliards de dollars de crédit au Congrès pour subventionner les industries de vaccins aux Etats-Unis. C’est cela une politique industrielle : on finance des industries de pointe qui vont ensuite s’emparer d’un marché mondial. Et on se demandera pourquoi les Eu-ropéens sont en retard en biotechnologies sur les Américains ! C’est pourtant simple !
L’Express : En pleine affaire Arcelor, peut-on dire que les Etats-Unis protègent mieux leurs fleurons industriels que les Européens ?
J.-P. F. : Le problème est de savoir si il y a entente entre Européens sur le fait que tel secteur soit stratégique, et doive être protégé en tant que tel. Aux Etats-Unis, il existe des possibilités de bloquer des OPA lorsqu’il est jugé qu’elles vont à l’encontre des intérêts du pays.
E. C. : Il faudrait déjà s’assurer de l’existence d’une réciprocité : une entreprise dont le capital est totalement protégé ne doit pas pouvoir lancer d’OPA hostile payée en titres. Il faut par ailleurs trouver des moyens et des dispositifs qui permettent aux entreprises -cibles non pas d’empêcher les OPA mais de les retarder pour forcer leurs initiateurs à ex-pliciter leurs projets économiques, industriels et financiers, et permettent aux actionnaires de décider en connaissance de cause. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, où l’information est biaisée : en effet, tous les cabinets d’analyse financière dépendent d’une des deux fédérations de banques qui conseillent l’un des deux protagonistes. Le drame dans l’affaire Arcelor c’est que les connotations xénophobes des discours de certains responsables sont en train de victimiser M. Mittal ; et cela lui permet de maintenir sur la table une offre qui, à mes yeux, est très insuffisante à la fois économi-quement, financièrement et du point de vue de la gouvernance. Enfin, l’Europe, une fois de plus, est aux abonnés absents. La commission s’est contentée de dire qu’elle étudierait le problème sur le strict terrain de la concurrence. Alors qu’il y a peut-être d’autres enjeux ! On pourrait au moins considérer la question dans toutes ses dimensions stratégique, industrielle, financière.
J.-P. F. : On marche sur la tête. Le politique national n’a lui-même aucun pouvoir, et il est soumis à la régulation d’une commission technique qui n’est pas une ins-tance politique. Et il est vrai que dans l’affaire Mittal, il y a un réel problème de réciprocité. Souvenez vous : le problème s’était posé en Europe lorsque EDF a acheté une partie d’une entreprise d’électricité italienne. Les Italiens ont dit : ce n’est pas normal, puisque nous nous ne pouvons pas acheter EDF, entreprise publique. Donc ils ont eux-mêmes décidé de limiter les droits de vote d’EDF à 2 %. Pour-quoi l’Europe n’aurait-elle pas ce même type de réaction ?
L’Express : Le problème est donc toujours le même : il n’y a pas de pouvoir européen.
J.-P. F. : Exactement. Ni souveraineté européenne, ni gouvernement européen capable d’imposer à l’échelle européenne des politiques coopératives pour l’Europe.
E. C. : Là dessus, je suis totalement d’accord.
J.-P. F. : Les Américains, eux, comme le dit Stiglitz, ont su profité de l’externalisation et de la baisse des coûts qu’elle a entraînée. Nous n’avons pas su comme eux utiliser la mondialisation à notre profit. Car nous ne pensons qu’en terme de pertes d’emplois sans voir que la mondialisa-tion permet une hausse de la productivité.
L’Express : Mais ce manque de cohérence que vous dénoncez en Europe n’est-ce pas l’euro qui devait l’apporter ?
E. C. : Aux Etats-Unis c’est le secrétaire d’Etat au trésor qui est responsable de l’inflation et de la croissance. En Europe, nous n’avons rien de tel. Nous avons un traité qui impose à la banque centrale d’avoir un seul objectif, la stabilité des prix. On n’a pas construit l’Europe de façon cohérente. Nous avons avancé très loin le fédéralisme sur le terrain économique et on a cru pouvoir l’économie d’une sur le terrain économique mais il manque Europe politique.
L’Express : Bref, l’euro est une bonne chose, qui n’a servi à rien...
E. C. : On ne peut pas dire ça mais le vrai problème est que notre système institutionnel est fondé sur la séparation des politiques et la spécialisation des outils. On a confié à la Banque centrale le pilotage macro-économique de la zone euro, tout en estimant que la croissance ne pouvait passer que par des réformes structurelles, et en laissant celles-ci à la charge des nations. Ainsi le processus de Lisbonne en a indiqué les grandes lignes, stimulation de la recherche et du déve-loppement, réformes des marchés de l’emploi, des services, des capitaux etc. Or nous venons de montrer avec Jean Pisani-Ferry et Philippe Aghion que, au cours des 10 dernières années, alors que l’Europe donnait l’impression d’avancer, avec le marché unique, l’euro, l’élargissement etc, elle a, en fait, fait du sur-place. Les prix ne convergent plus et les échanges intra-communautaires stagnent. De même en matière d’ouverture des services, des télécoms, de l’énergie, l’Europe malgré son immense machinerie n’a fait ni plus vite ni mieux que les autres pays de l’OCDE. Même chose dans le domaine des services financiers où demeurent des différences formidables dans le coût des prestations aux particuliers. On est bien contraint de s’interroger sur le système institutionnel mis en place. A force de ne pas expliciter les débats, de ne pas prendre de positions tranchées, au cours de ces dix dernières années on a vu une montée des par-ticularismes nationaux de la part des différents pays recroquevillés sur leurs spécificités. Spé-cificité du service public en France, des ban-ques locales en Allemagne etc. Et cela ne date pas du référendum ou de la veille du référen-dum, mais c’est un phénomène qui est à l’œuvre depuis au moins le traité de Maas-tricht.
L’Express : Vous parliez du marché des services. Que pensez-vous de la directive dite Bolkestein ?
E. C. : Normalement, après le marché unique des biens, la logique aurait voulu que l’on fasse le marché unique des services. Mais, le principe essentiel pour l’intégration, celui du pays d’origine, a été très violemment combattu, essentiellement en France, parce qu’il a été perçu comme un outil de déréglementation sociale alors que c’était une arme contre les professions fermées. D’où le recul européen. En gros tous les secteurs liés au service public traditionnel sont exclus, tous ceux liés à la santé, à la culture... Au fond, il ne reste que certains services aux entreprises et aux personnes, avec des incertitudes sur les contours des secteurs exclus ce qui va créer un appel à la jurisprudence ; ce sont donc les tribunaux qui risquent de définir demain le contour exact de la libéralisation des services !
L’Express : Comment faire pour que les réformes soient acceptables par ceux qui vont y perdre comme par les gouvernements pour lesquels ce n’est pas payant à court terme ?
J.-P. F. : Si on promet un mieux être pour l’ensemble de l’économie et que ce mieux être n’arrive jamais, on perd toute crédibilité.
E. C. : Je crois que l’Europe ne retrouvera de crédibilité que si elle offre une perspective crédible de croissance. Et cela passe par cinq points. Le premier est qu’il faut continuer à plaider la cause du marché unique, et profiter de ses effets vertueux sur la com-pétitivité et la spécialisation. Deuxièmement, nous devons sortir d’une pure logique d’intégration négative, et pratiquer l’intégration positive. Celle-ci passe par des budgets ambitieux, de recherche, d’infrastructures, par l’idée que l’Europe peut construire un monde économique meilleur et pas simplement démonter des dispositifs pro-tecteurs. Troisième point : il faut, en matière macro-économique, retrouver des politiques contracycliques. On ne peut pas continuer à accepter des dispositifs qui comme l’ancien pacte de stabilité et de croissance ne fonction-naient pas en haut de cycle et aggravaient la situation en bas de cycle. Il faudrait même que les pays qui acceptent de faire des réformes structurelles coûteuses dans le court terme soient encouragés financièrement à le faire que plus de souplesse budgétaire leur soit accordée afin d’accompagner ces transformations. Il faut donner une prime aux pays qui prennent le risque de faire des réformes. Enfin, dernier point : il est clair que l’Europe à 25 a beaucoup de mal à fonctionner. Il faudrait donc que l’on se dote d’institutions de la zone euro et que l’on bâtisse une vraie gouvernance économique européenne au niveau de la zone euro. Il est évident que l’on ne peut pas tirer l’ensemble des 25 en même temps.
J.-P. F. : Obtenir l’unanimité à 25, je n’ose pas le dire tellement c’est politiquement incorrect, mais cela ne peut passer que par la corruption, par l’achat des voix ! Il ne peut y avoir une vraie gouvernance qu’à la majorité voire à la majorité qualifiée. Or ce qui bloque cette évolution c’est que les gouvernements nationaux en Europe ne veulent pas reconnaî-tre qu’ils n’ont plus vraiment tous les instru-ments de la souveraineté. D’ailleurs, on s’en aperçoit. Si l’on peut changer aussi souvent de ministre de l’Economie et des Finances c’est bien parce qu’il n’a pratiquement plus aucun pouvoir par rapport à ceux qu’il avait dans les années 1980 ! Cette résistance vis à vis de l’évolution vers le fédéralisme devient de plus en plus stupide car elle est contreproductive.
E. C. : Vous réinstallez la question fédéraliste alors que l’on avait jusque-là préféré une démarche gradualiste. Mais il est vrai que nous avons atteint les limites de l’exercice et qu’il y a aujourd’hui un impératif fédéraliste.
J.-P. F. : D’autant qu’à 27 le système va devenir encore moins gouvernable.
Propos recueillis par Sabine Delanglade
Voir en ligne : L’Express