Consumérisme ou évaluation

janvier 1999

L’irruption récente de démarches consuméristes dans l’univers du service public fait scandale. Tour à tour l’éducation, la santé et les services des collectivités locales ont été soumis à la question et leurs « performances », jugées à l’aune de la qualité du service rendu. Pire encore des classements ont été publiés et des comparaisons coûts/bénéfices sauvagement tentés. Au delà des discours convenus des ministres responsables ou de la tartuferie d’élus qui par intérêt étroit protègent des hôpitaux notoirement dangereux sans jamais y mettre eux-mêmes les pieds, les débats suscités par ces publications soulèvent deux problèmes majeurs celui de l’évaluation des services publics et celui de la liberté de choix du consommateur.

Pour récuser la démarche consumériste, trois objections économique, technique et démocratique qui méritent considération sont habituellement faites.
La première disqualifie le jugement immédiat du consommateur au nom de l’asymétrie d’information, le consommateur de base ne dispose pas de l’information exhaustive pour faire un choix éclairé lorsqu’il s’agit de choisir un établissement scolaire pour son fils, ou un établissement hospitalier pour la pose d’une prothèse de la hanche. Sur ces marchés, la prescription d’un tiers est rationnelle car elle minimise les coûts d’information.

La deuxième conduit à disqualifier aussi le jugement des médiateurs. Les journalistes ne sauraient choisir les bons critères d’évaluation, ils sont hors de leur portée. Seuls les professionnels du secteur auraient la légitimité nécessaire. Ainsi lorsqu’on prend pour indicateur de qualité du service rendu par une unité de soins un taux de mortalité, on s’expose à une critique technique souvent fondée : l’indice est il brut ou net, prend il en compte les pathologies associées, l’état initial du malade etc... De même dans le domaine éducatif les taux de réussite au bac varient selon qu’on s’en tient aux résultats bruts ou qu’on traite une cohorte sur tout le cursus. Enfin le mandat ne serait pas le même pour un hôpital de proximité et un CHU parisien, un lycée en zone difficile et Henri IV. Les juger avec la même batterie de critères serait inadéquat.
La troisième objection est de type démocratique. Choisir un établissement, sortir de son secteur c’est rompre avec le modèle du service public, c’est donner à penser que l’égalité de traitement sur l’ensemble du territoire n’est pas assurée, que la qualité n’est pas homogène, que les principes de continuité et d’adaptabilité ne sont pas correctement assurés. C’est surtout violer le principe du brassage social et subvertir le principe éducatif de l’hétérogénéité des niveaux.

Mais autant la démarche consumériste est critiquée par les professionnels, les élus locaux et les gouvernants, autant l’évaluation jouit d’une réputation flatteuse. Il n’est plus une loi qui ne prévoit aujourd’hui un dispositif d’évaluation. Le Parlement périodiquement songe à se doter d’un dispositif autonome et contradictoire d’évaluation. Les corps traditionnels de contrôle entendent même élargir leur mission et sortir de la simple revue comptable ou du contrôle de conformité. Qu’est ce qui vaut à l’évaluation une telle faveur ? Celle-ci présente en fait des vertus réelles ou cachées.
L’évaluation menée par des hommes de l’art dans la transparence présente des garanties de rigueur, de scientificité, elle est ouverte à la controverse méthodologiquement fondée. Cette vision idyllique méconnaît toutefois trois dimensions qui en limitent pratiquement la portée, celle de l’opportunité, celle du choix de l’évaluateur, celle de l’articulation de l’évaluation à la réforme. En effet depuis au moins 20 ans la crise récurrente de la Sécurité sociale bute sur une série d’interdits. Chacun sait que l’offre de soins hospitaliers est pléthorique et de qualité très inégale mais les gouvernants rechignent devant la tâche. L’opacité et les discours généraux sur l’excellence de notre système de soins permettent d’éviter les conflits avec les élus locaux, les syndicats et les professionnels de santé. L’évaluation est donc interdite. Par ailleurs, on ne peut attendre les mêmes résultats d’une évaluation administrative, menée par des professionnels du secteur ou par des scientifiques indépendants. L’évaluation administrative est soumise aux impératifs politiques du moment. Menée par des professionnels, elle peut être « capturée » par ceux-ci. Enfin, si l’indépendance des évaluateurs est assurément une condition de la qualité de l’évaluation, ce peut être aussi une marque de la déconnexion entre processus d’évaluation et de réforme.
Entre consumérisme sauvage et évaluation ritualisée ou capturée par les professionnels, n y a t il donc le choix qu’entre mauvaises solutions ?

On assiste en fait à un double mouvement, les consommateurs pensent de plus en plus par eux mêmes et entendent de moins en moins s’en remettre aux professionnels ou aux élus. Dès lors rien ne peut échapper à leur choix discrétionnaire ce qui signifie qu’à terme soit les services publics justifient par la qualité de leurs prestations les prélèvement fiscaux-sociaux opérés sur les citoyens-consommateurs soit ceux-ci remettront en cause les machines publiques redistributives.

Comme au même moment les autorités publiques découvrent les vertus de l’évaluation dans le cadre d’une politique de rationalisation de l’offre de soins avec notamment la création de l’ANAES, il n’est pas exclu que l’impératif de qualité puisse cheminer dans la sphère publique.

Au total on pourrait imaginer la multiplication d’instances d’évaluation indépendantes voire de certification de services publics sociaux et culturels avec publicité sur les lieux d’exercice. Vaut il mieux rompre avec la fausse égalité en instaurant de vrais critères de qualité dont la réalisation est confiée à des organes compétents et indépendants ou la maintenir en permettant aux habiles de tirer leur épingle du jeu ?


Voir en ligne : La Croix