Chat "lemonde.fr" : "Après la période 1978-1985, nous assistons à une deuxième vague de désindustrialisation en France depuis 2002"
dimanche 24 février 2008
Pierre de lyon : La médiatisation de telle ou telle fermeture de site industriel entraîne-t-elle une surévaluation de la question de la désindustrialisation française par une sorte d’effet de loupe ?
Elie Cohen : Non, nous assistons à une deuxième vague de désindustrialisation en France depuis 2002. Nous avons perdu depuis cette date 500 000 emplois industriels. Nous n’avions pas connu de phénomène aussi marqué depuis la grande période de désindustrialisation française, la période 1978-1985. A cette époque, je vous le rappelle, nous avions perdu près d’un tiers de nos emplois industriels.
On peut légitimement s’inquiéter de l’accélération de la désindustrialisation en France, d’autant que nous constatons en Europe d’autres pays qui font bien mieux, non seulement en s’industrialisant comme l’Irlande ou l’Espagne, mais en connaissant une désindustrualisation moins marquée qu’en France comme en Allemagne ou en Italie.
Davidx : La désindustrialisation se définit-elle comme la fermeture des usines en France ou le déclin des entreprises industrielles au sein de l’économie française ?
Elie Cohen : Le phénomène de désindustrialisation manifeste à la fois que la part dans la valeur ajoutée dans l’emploi et la production décline. La désindustrialisation est donc un phénomène relatif, il traduit le fait que l’industrie pèse moins dans l’activité économique nationale, et que des secteurs comme les services aux entreprises, les services aux personnes, le bâtiment et les travaux publics voient leur part de l’activité nationale croître.
Toutefois, ce qui rend la situation actuelle plus tendue, c’est qu’on assiste à des destructions nettes d’emplois industriels, suite à une série de fermetures d’usines. Le dernier chiffre dont nous disposons est celui de 2007, où nous avons enregistré une perte d’emplois industriels de 50 000. En résumé, la désindustrialisation en France aujourd’hui est un phénomène relatif, mais aussi absolu.
Fred : Chiffre-t-on précisément le nombre d’emplois industriels perdus à cause des délocalisations ?
Elie Cohen : La délocalisation stricto sensu consiste à fermer une usine en France, à la reconstituer dans un pays émergent, et à réimporter en France la production faite dans le pays émergent. Ainsi définie, la délocalisation industrielle est un phénomène marginal, n’expliquant, selon les études, que de 3 à 10 % de l’emploi industriel disparu.
Toutefois, on peut considérer que le phénomène de délocalisation est plus large, et qu’il devrait comprendre non seulement les usines fermées, mais également les changements d’approvisionnement pour des entreprises restées en France et qui trouvent des fournisseurs hors de France, alors qu’ils les avaient auparavant en France.
C’est le cas typique des composants automobiles. Et, dans une conception encore plus vaste, on pourrait ajouter les opérations dites de relocalisation qui consistent, pour une entreprise qui exportait à partir de la France à constituer une unité hors de France et exporter à partir de cette unité.
Comme on le voit, si la question des délocalisations est très sensible, son importance numérique est relativement faible. En tout cas, la délocalisation stricto sensu n’explique qu’une part très faible des destructions d’emploi industriel.
Irgendeinbis : N’y a t-il pas différents types d’industries, dont certaines ont vocation à s’installer ailleurs voire disparaître, tandis que d’autres peuvent rester dans un pays développé comme la France (moyennant une adaptation d’elle-même et de son contexte) ? Le solde est-il fatalement négatif au final ?
Elie Cohen : La vraie question pour la France est qu’elle subit une concurrence à la fois sur les produits de haut de gamme et de haute technologie, pour lesquels sa performance relative se dégrade, et là, la faute est clairement à imputer au manque d’investissements en R&D et en innovation. Mais la France subit également la concurrence sur les produits intenses en travail et où le coût du travail joue un rôle important. C’est ce qui explique les pertes de parts de marché de la France face aux pays émergents.
Enfin, la France ayant une spécialisation moyenne mais fortement dépendante du taux de change, elle subit une concurrence supplémentaire du fait de la dégradation du taux de change euro-dollar.
En d’autres termes, nous n’avons pas la spécialisation haut de gamme, haute technologie, à quelques exceptions près, qui nous permettrait de nous immuniser contre la concurrence des pays développés. Nous sommes par ailleurs trop chers pour vendre des produits banalisés. Résultat : notre performance se dégrade et vis-à-vis de nos partenaires européennes de la zone euro, et vis-à-vis des pays émergents.
Julien Sorrel : La désindustrialisation est donc moins le fait de la division internationale du travail que d’un problème structurel ?
Elie Cohen : La désindustrialisation est un phénomène normal pour pays dévéloppés.
D’une part, parce que la division internationale du travail conduit logiquement des pays émergents à prendre une part plus importante de l’activité industrielle ; et d’autre part, parce que les consommateurs des pays développés, en s’enrichissant, consomment de plus en plus de services et moins de produits industriels. La désindustrialisation ne poserait donc pas de problème si la France était capable de renouveler son avantage compétitif et si la France était capable de monter sur la chaîne de valeur en incorporant son travail cher dans des produits chers et très demandés.
Le problème de la France, c’est que depuis 1999, avec la formidable accélération du commerce international et de la croissance mondiale, elle n’a pas su répondre à cette demande nouvelle, pour une raison simple : la France manque de ce tissu de PME innovantes et exportatrices qui font le dynamisme de l’Allemagne, pour ne prendre qu’un exemple proche. La France a donc vu sa part de marché dans les exportations en zone euro et hors zone euro baisser. A titre d’exemple, nous disposons en France de deux fois moins de ces grosses PME innovantes et exportatrices qu’en Allemagne.
Ahmed Roubaix : Pensez-vous que des secteurs forts comme le secteur automobile français peuvent être menacés à terme ? Risque-t-on de voir un jour Renault Douai ou PSA Sochaux fermer ?
Elie Cohen : L’une des grandes explications de la faiblesse actuelle du commerce extérieur français est la panne du secteur automobile depuis trois ans. Le secteur des transports terrestres, de l’automobile, a été classiquement un point fort de la spécialisation française. Pour des raisons qui tiennent au vieillissement des gammes, au caractère tardif de leur renouvellement, à des problèmes de gamme notamment avec l’absence de véhicule hybride, la France a décroché au cours des trois dernières années.
Les annonces faites par Renault et par PSA en matière de renouvellement de gamme laissent espérer un regain de parts de marché perdues au cours des dernières années.
Mais il ne faut pas se cacher qu’à terme l’industrie automobile va connaître elle aussi de grands bouleversements. Les annonces faites par Tata, avec le véhicule à 1 500 euros, et les formidables capacités de production installées en Chine auront un jour prochain un effet sur les marchés européens, et notamment français. Pour répondre plus précisément à votre question, il faut signaler que les constructeurs français font l’essentiel de leur développement, et depuis longtemps, hors de France. Il suffit de mentionner les développements pour la zone Europe en Tchéquie, en Slovaquie et ailleurs.
Pour que les constructeurs français soient amenés à fermer des sites en France, il faudrait une profonde dégradation de la situation, et notamment que le renouvellement de gamme ne réussisse pas. Par exemple, si la Laguna 3 ne trouve pas son marché, on peut avoir des inquiétudes pour Sandouville.
Julien Sorrel : Les entreprises pharmaceutiques, point fort de notre économie, sont-elles aussi vouées à la délocalisation ?
Elie Cohen : L’industrie pharmaceutique évolue sur un mode singulier. Si l’on veut avoir une vision claire de l’avenir de la localisation de ce secteur, il faut distinguer cinq sous-secteurs :
1) Dans les activités de recherche et développement, on constate une polarisation des activités de recherche dans des pays comme les Etats-Unis, ou dans la région de Cambridge en Angleterre. Nous avons donc un problème d’attractivité du territoire national pour les activités de recherche et développement.
2) Pour élaborer un nouveau médicament, et surtout le faire reconnaître par les autorités de régulation, il faut une coopération intime entre laboratoire pharmaceutique et système hospitalier pour la réalisation de tests cliniques. La France avait une position très avantageuse dans ce domaine, elle est en train de la perdre très rapidement au profit de pays d’Europe centrale et orientale comme la Pologne, ou de pays à forte population comme l’Inde.
3) Le secteur de la fabrication des principes actifs : là, force est de constater que des pays nouveaux apparaissent et sont particulièrement attractifs pour la localisation de ces activités, ce qui crée une concurrence potentielle pour la France. Je pense à l’Irlande.
4) Le secteur de la galénique, i.e. la fabrication des préparations pharmaceutiques sous forme de comprimés ou autre. La France a traditionnellement une position forte, mais qui peut évoluer de manière défavorable dans l’avenir si les laboratoires pharmaceutiques multinationaux en viennent à considérer la politique tarifaire de la Sécurité sociale comme peu rémunératrice.
5) Dernière activité : celle de marketing et distribution de produits pharmaceutiques.
Là, la présence sur le territoire national est importante. Et comme la France est un très gros consommateur de médicaments, elle restera un lieu de localisation de cette activité.
En résumé, la position historique de la France en matière de recherche, de développement, d’essais cliniques et de production de principes actifs s’érode. Il est temps de s’en rendre compte et de mettre en place une politique dynamique de promotion des sciences du vivant. Cela passe par une réflexion sur l’attractivité du territoire national.
Jerryaxe : La fiscalité francaise est-elle un facteur aggravant de la situation industrielle francaise ?
Elie Cohen : S’agissant de l’exemple que nous venons d’évoquer, l’industrie pharmaceutique, ce n’est pas tant la fiscalité qui est décisive, c’est plutôt la politique de la Sécurité sociale. On a un conflit entre deux logiques parfaitement légitimes : celle de la compression du coût du médicament pour la Sécurité sociale, et celle d’une tarification avantageuse du médicament qui attirerait sur le sol national des activités industrielles pharmaceutiques. Plus généralement, le rôle de la fiscalité joue bien entendu comme facteur de localisation, et nous connaissons parfaitement les problèmes français : rôle de l’impôt sur la fortune, rôle des taux marginaux d’imposition à l’IRPP, rôle de la taxe professionnelle. Mais je ne crois pas que ces facteurs-là soient décisifs.
Ce qui est important, c’est d’abord la qualité des infrastructures en équipement et en capital humain. Ce qui est important, c’est la qualité des institutions, la solidité du cadre institutionnel et sa stabilité. Ce qui est important, c’est la qualité de la vie. Et sur tous ces éléments-là, la France dispose de quelques atouts.
Pour l’avenir, il faudra intégrer le fait que pour les activités intenses en travail hautement qualifié, c’est Paris qui est en concurrence avec Londres, Berlin ou Barcelone. Il ne faut donc pas disperser ses moyens. Pour les activités intenses en R&D, il faut disposer de pôles de compétitivité qui ont une masse critique suffisante. De ce point de vue, nous nous sommes ridiculisés avec nos 71 pôles de compétitivité et avec des moyens financiers dérisoires à partager en un si grand nombre de pôles. Pour les activités industrielles, il faut offrir des sites parfaitement aménagés et garantir une fiscalité stable et prévisible sur la durée de vie des investissements prévus. S’agissant des sites de logistique, il faut que nous révisions un certain nombre de problèmes juridiques et sociaux pour que nos grands ports ne soient pas marginalisés. Je pense à Marseille. Je pense également à la question du fret de la SNCF.
Bref, la sagesse commence avec la prise de conscience que nous sommes pour chaque activité en compétition avec d’autres sites aussi bien équipés et avec des gouvernements attachés à faire valoir les avantages spécifiques de leurs propres sites.
Penelope : Il est donc souhaitable que l’Etat intervienne directement pour empêcher la désindustrialisation de la France ?
Elie Cohen : Il n’est pas dans le pouvoir du gouvernement d’empêcher la disparition d’activités traditionnelles non compétitives et pour lesquelles il n’y a plus d’investisseurs disponibles. Il ne sert donc à rien de pratiquer l’acharnement thérapeutique.
Par contre, le gouvernement a un rôle dans la promotion de la compétitivité du site industriel français en déployant plusieurs politiques :
1) une politique visant à favoriser l’innovation et la transformation d’innovations en activités économiques rentables. Cela passe par une politique de R&D, une collaboration public-privé, des politiques financières et fiscales pour l’essaimage, la création et le développement d’entreprises innovantes, etc.
2) Le gouvernement, et si possible les gouvernements européens, ont également une responsabilité pour le développement de grandes plates-formes technologiques dans des secteurs où l’investissement se récupère à très long terme. Je pense à des secteurs comme l’énergie, le spatial, les technologies duales, les questions d’environnement, de santé. Dans tous ces secteurs, un rôle d’incitation de la puissance publique est assurément souhaitable.
3) Les autorités publiques locales doivent créer les conditions de l’émergence de pôles de compétitivité, ils doivent favoriser la mise en relation de financements publics et privés d’universités, de centres de recherche et d’entreprises locales autour de projets de développement. De ce point de vue, la politique des pôles de compétitivité était une bonne idée. Il faudra simplement passer probablement de 70 pôles à une dizaine.
4) Les pouvoirs publics ont une responsabilité générale pour le développement des activités industrielles. Ils doivent donc veiller à mettre en œuvre des politiques fiscales et réglementaires incitatives. Si l’on veut par exemple que les usines de panneaux solaires ou d’éoliennes se localisent sur des territoires européens, il faut avoir des dispositifs financiers et fiscaux adéquats. Car d’autres pays les ont.
5) Enfin, si l’on considère qu’il y a une responsabilité particulière pour développer ces fameuses PME innovantes et exportatrices, alors, il faut mettre en œuvre des politiques spécifiquement dédiées aux PME, pour les aider à naître, à croître et à se développer.
On évoque depuis trente ans l’importation en France du modèle de la "small business administration" américaine. Des premiers pas ont été faits, il faut y aller maintenant plus franchement.
Freddie : Nicolas Sarkozy a "proposé" jeudi la création d’un "fonds national pour la réindustrialisation" des zones en reconversion, à l’occasion d’une visite sur le site de l’ex-usine Metaleurop Nord à Noyelles-Godault. Qu’en pensez-vous ?
Elie Cohen : Je ne sais pas exactement ce qu’est un fonds de réindustrialisation. Je connais des fonds, notamment le fonds européen, qui gère les effets de la mondialisation et qui aide les sites industriels qui ont perdu une activité industrielle à se reconvertir. C’est un type de politique. On peut imaginer qu’une politique d’aménagement du territoire vise à favoriser la localisation d’activités dans certaines zones déprimées, à travers des avantages fiscaux. On se souvient notamment de la politique des zones franches. On peut également concevoir un système qui abaisse les coûts de l’investissement pour une entreprise, avec des cadeaux fiscaux faits à l’investisseur, notamment en matière de taxe professionnelle.
Mais tous ces dispositifs ne peuvent pas faire naître une activité industrielle s’il n’y a pas un entrepreneur, avec un projet solide, avec des débouchés et avec des financements. L’Etat ne peut pas se substituer à l’entrepreneur industriel. Il peut tout au plus créer un environnement favorable à l’investissement et alléger le coût fiscal et social de l’investissement initial.
Dacharry Olivier : Arrive-t-on à la fin de la société industrielle en France, et allons-nous passer à une économie basée sur le secteur tertiaire, voire financier comme en Angleterre ? Faut-il dans ce cas s’inquiéter du recul de l’industrie ?
Elie Cohen : La réponse est non. Aujourd’hui, alors même que je viens de parler longuement de désindustrialisation, on constate que plus de 70 % des exportations sont des exportations de biens industriels, 90 % de l’effort de R&D portent sur des activités de type industriel. Et de plus, les régions économiques qui croissent le plus vite, et en termes de valeur ajoutée et en termes d’emploi, sont des régions industrielles. Par ailleurs, un certain nombre d’économistes contestent l’idée même de désindustrialisation puisqu’ils attribuent la baisse d’effectif industriel à des stratégies d’externalisation dont la contrepartie se retrouve dans la croissance des effectifs du secteur des services aux entreprises. En d’autres termes, si l’on agrège activité industrielle et service aux entreprises, on ne constate guère de déclin.
Quelle conclusion en tirer ?
L’industrie est une activité structurante, son développement ne se mesure pas simplement dans les statistiques d’activités manufacturières. Les services aux entreprises font partie de ce développement. L’activité industrielle reste décisive en matière de commerce extérieur et de R&D. En même temps, on peut dire que l’industrie se dématérialise chaque jour davantage. Il y a 95 % d’activité immatérielle dans un composant électronique, qui est pourtant un produit industriel. La vraie recette du succès, c’est la combinaison de recherche intensive, de développement, d’innovation, de création, de marques, autant d’éléments immatériels qui font la vraie valeur de l’activité industrielle matérielle. Il n’y a pas de développement autonome de services sur fond de désindustrialisation intégrale.
L’industrie a encore un bel avenir, surtout si l’on sait y développer la part d’immatériel, aujourd’hui décisive.
Chat modéré par Edouard Pflimlin
Voir en ligne : lemonde.fr