Chat : Faut-il redouter une OPA sur Danone ?

juillet 2005

L’intégralité du débat avec Elie Cohen, directeur de recherche au CNRS, spécialiste d’économie industrielle, vendredi 22 juillet 2005.

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Stella : Dans quelle mesure le gouvernement français pourrait-il intervenir puisque qu’il s’agit d’une entreprise privée ?

Denis222 : Quels sont les moyens que possèdent les pouvoirs publics pour contrer une telle OPA ?

Elie Cohen : Danone est une entreprise privée, c’est une entreprise qui est donc la propriété des actionnaires, et il se trouve que ses deux principaux actionnaires ont moins de 10 % du capital au total. Parmi ces deux actionnaires, il y a la Caisse des dépôts, émanation de l’Etat, qui n’a que 3 % du capital. Donc, d’un point de vue actionnarial, l’Etat ne peut rien faire d’autre que d’encourager la Caisse des dépôts à monter dans le capital jusqu’à disons 34 % pour pouvoir empêcher l’opération. La raison est que dans les statuts de Danone, il y a une clause que l’on appelle une "pilule empoisonnée" qui fait que si un actionnaire ne contrôle pas plus de 66 % du capital, il ne peut pas prendre le contrôle, il ne peut exercer que 6 % des droits de vote. Donc d’un point de vue capitaliste, l’Etat ne peut empêcher l’opération que si la Caisse des dépôts a plus de 34 % du capital.

D’un point de vue légal, l’Etat ne pourrait empêcher l’opération que si l’acquéreur potentiel présentait des dangers pour l’entreprise, soit du point de vue de la sécurité alimentaire, soit du point de vue de la solvabilité, ce qui n’est pas le cas pour un éventuel investisseur comme Pepsi ou Nestlé, ou toute autre entreprise qui a pignon sur rue.

Le troisième moyen qu’a l’Etat d’empêcher l’opération, c’est de froncer les sourcils, de montrer ses muscles, et de parler à haute voix. C’est-à-dire de faire de la dissuasion en expliquant que Pepsi ou un autre n’est pas le bienvenu. En fait, pour un investisseur américain, le fait que l’Etat français montre sa très forte désapprobation est un signal très négatif qui peut bloquer l’opération dès le départ. Un investisseur étranger n’aime pas avoir face à lui un Etat unanimement hostile.

Lyfuko : Dans l’affaire Danone, pensez-vous qu’une intervention de l’Etat français soit de nature à avantager ou au contraire à représenter un risque futur pour Danone ?

Elie Cohen : L’intervention de l’Etat français avec le concert unanime de la classe politique française a d’ores et déjà produit un résultat : tout investisseur étranger sait que Danone a un statut particulier comme emblème de l’identité alimentaire française. C’est donc une dissuasion forte à l’égard de tout investisseur étranger, mais pour l’avenir, cela veut dire que Danone sera beaucoup moins légitime pour faire des acquisitions à l’étranger. Or il faut rappeler que Danone ne fait en France que 20 % de son chiffre d’affaires et que Danone se développe aujourd’hui essentiellement dans cinq pays : la Chine, l’Indonésie, le Mexique, la Russie et les Etats-Unis. Il lui sera très difficile demain d’aller faire des acquisitions alors même qu’il aura fait la démonstration que sur son territoire national il est protégé par son gouvernement.

Catherine : Vous pensez donc que l’OPA n’aura pas lieu, finalement ?

Elie Cohen : Premièrement, il n’y a jamais eu l’ombre d’un début d’OPA. Il n’y a eu depuis le début que des rumeurs. Or les rumeurs sont rarement innocentes, les rumeurs proviennent soit de l’entreprise elle-même qui cherche à créer des réactions visant à dissuader d’éventuels prédateurs, soit elles sont le fait des entreprises qui veulent faire l’opération mais qui tâtent le terrain, qui explorent les possibilités avant de s’engager. Dans tous les cas, une rumeur n’est jamais innocente.

La rumeur ayant produit ses effets, on sait maintenant que l’entreprise est hostile à une OPA inamicale et l’entreprise est soutenue par l’ensemble de la classe politique française, et même par les syndicats qui, avec la CFDT, défendent un modèle social français dont Danone serait le parfait représentant. Donc en conclusion, quel que soit l’initiateur de la rumeur, il sait maintenant qu’une prise de contrôle hostile sera combattue par l’entreprise, par les syndicats et par le gouvernement.

Personnellement, je considère qu’un investisseur américain ayant observé la mobilisation des élites politiques françaises y regardera à trois fois avant de s’engager plus avant. Il est difficile, même quand on est américain, d’aller contre la volonté explicitement manifestée du gouvernement français. Il faut bien voir que la déclaration solennelle du président de la République française à Madagascar n’a aucun précédent dans l’histoire des affaires. Il faut bien voir que la mobilisation de la classe politique française pour défendre une entreprise de yaourts et d’eaux minérales, et pas une entreprise stratégique de défense, de high-tech, est sans précédent également. Donc le message envoyé par le gouvernement français, à mon avis, a été entendu.

Golgt : Si on part du principe qu’on reproche à la France d’être trop interventionniste, ne risque-t-on pas de "froisser" Bruxelles ?

Elie Cohen : Il est clair qu’on vient de donner un exemple d’interventionnisme paroxystique. Et à mon avis, ce n’est pas Bruxelles qui risque d’être froissée, ce sont les marchés financiers internationaux. La France a un important programme de privatisations. Le gouvernement a même annoncé récemment qu’il allait l’accélérer. Comment convaincre les investisseurs étrangers d’acheter des actions françaises s’ils ne peuvent pas les vendre à qui ils veulent, quand ils veulent, et s’ils doivent composer avec le risque permanent d’interférence de l’Etat français ? Ça, c’est pour le volet privatisation.

Deuxième élément : il se trouve qu’aujourd’hui, 40 % de la capitalisation boursière du CAC 40 sont détenus par des investisseurs étrangers. Ces investisseurs, à partir d’aujourd’hui, vont devoir apprécier le risque qu’il y a à détenir des actions d’entreprises qui, du jour au lendemain, peuvent devenir des symboles nationaux, et qui sont donc ne seront pas des actifs liquides.

Donc, en résumé, l’image que la France donne d’elle-même aux marchés financiers internationaux est clairement négative. S’agissant de Bruxelles, comme il n’y a pas eu d’OPA formelle, et que l’Etat n’a pas eu à l’empêcher, et que de surcroît, le candidat à l’acquisition était Pepsi, Bruxelles ne fera rien. Par contre, Bruxelles aurait à intervenir si, en cas de fusion, par exemple avec Nestlé, des positions dominantes apparaissaient ; Bruxelles pourrait alors obliger les entreprises fusionnées à céder des actifs. Mais encore une fois, le problème aujourd’hui est un problème de marchés financiers, et pas de régulation bruxelloise.??Pedro : Ces rumeurs ont fait "gonfler" la valeur de Danone. 25 % de plus-value en deux semaines c’est bien une performance. Y a-t-il eu manipulation de cours ?

Elie Cohen : Il y a eu rumeur. La rumeur a provoqué une très forte hausse du titre. D’ailleurs, depuis que le gouvernement français a manifesté son opposition, le cours de Bourse s’est remis à baisser fortement. Il faudra donc, le moment venu, faire l’analyse de la production de la rumeur, et il faudra éventuellement détecter une éventuelle manipulation du marché, car il est probable que certains opérateurs ont joué la rumeur, ont gonflé leurs positions, et ont empoché des bénéfices purement spéculatifs. L’AMF, qui est l’Autorité de régulation des marchés financiers, va enquêter. On sait déjà que des mouvements anormaux sur le titre Danone ont eu lieu au moment où la rumeur démarrait sa course. Il y aura donc enquête, mais ce type d’enquête est en général assez long, car il faut reconstituer toute la chaîne des opérations financières, identifier les auteurs et qualifier les opérations elles-mêmes pour établir d’éventuels délits d’initiés.

Lada : Pouvez-vous analyser la naissance de cette rumeur d’OPA ?

Elie Cohen : Les informations dont on dispose sont assez simples : on a eu d’abord un entrefilet dans un magazine qui annonçait l’imminence d’une OPA sur Danone lancée par un prédateur extérieur. Et on mentionnait comme possibilité Pepsi parmi d’autres. Puis il y a eu une déclaration faite par le responsable d’une grande entreprise de publicité française. Puis il y a eu une déclaration tonitruante faite par un député français, et c’est là que le cours s’est mis à flamber. Donc il faudra établir, s’il y a eu opération litigieuse, à quel moment les achats et les ventes de titres se sont faits, par qui, et quelles relations ces investisseurs avaient avec les émetteurs de ces rumeurs.

Eiffel : Le secteur d’activité de Danone est-il vraiment stratégique pour la France, au même titre que l’industrie de la santé ou la défense ?

Elie Cohen : C’est le grand paradoxe de cette affaire. La France, au cours des dernières années, a privatisé des entreprises responsables de la production des vecteurs de la force de frappe : EADS, Thales, etc. Ces privatisations n’ont suscité aucun émoi. Par contre, le risque de prise de contrôle d’une entreprise qui produit du yaourt, de l’eau minérale et du biscuit a produit le brouhaha que l’on sait. Cela invite à la réflexion. Les produits agricoles transformés sont-ils plus importants que les médicaments, que le high-tech, que les composants électroniques, que les bombardiers ? Cela fait réfléchir. Ce qui est sûr, c’est que Danone est une icône nationale. Elle incarne les produits alimentaires sains, elle incarne la qualité et le goût français, surtout si l’on oppose Danone à Pepsi, car Pepsi fait des boissons sucrées, des chips, c’est-à-dire des aliments réputés peu sains. Donc la différence entre Pepsi et Danone d’un côté, l’importance de l’agroalimentaire en France de l’autre, expliquent peut-être cette mobilisation, mais ne la justifient pas à mes yeux.

La vraie question me semble être la suivante : Danone gagnerait-elle à se marier avec Pepsi ? Le yaourt gagnerait-il à être dans le même groupe que les chips ? Ma réponse est non. Une bonne défense du groupe Danone eût été d’affirmer ceci : Danone est leader mondial dans ce secteur d’activité, Danone n’a pas besoin d’un partenaire comme Pepsi, Danone connaît une forte croissance, Danone est rentable, Danone a conquis des positions enviables sur les marchés émergents, Danone peut se développer par lui-même. Cette ligne d’argumentation me semblerait suffisante. Elle eût été plus efficace que l’incroyable mobilisation politique autour du drapeau national.

Raphael39 : Une OPA de Pepsi sur Danone serait-elle un bienfait pour le groupe, ou pourrait-elle induire un grand nombre de licenciements, ou de délocalisations ?

Elie Cohen : Je viens de répondre à la première partie de la question : d’un point de vue stratégique, Danone n’a pas besoin de Pepsi, me semble-t-il. Danone peut continuer à réaliser sa stratégie de recentrage sur des produits alimentaires ayant une forte image de santé et de bien-être. Par contre, si Pepsi, pour une raison ou une autre, finissait par prendre le contrôle de Danone, l’enjeu majeur ne serait pas social, il ne conduirait pas à des délocalisations. Pour une raison simple, c’est qu’il n’y a pas de recoupement entre les activités de Pepsi et celles de Danone. Si Pepsi, demain, achetait Danone, ce serait pour contrôler des activités qu’il ne contrôle pas aujourd’hui. Donc les risques de redondance de produits, de sites, d’activités, de personnel, sont faibles. L’enjeu majeur, encore une fois, est économique, stratégique, il n’est pas social.

Havraise : Que peut craindre un petit producteur de lait, celui qui vend quotidiennement son lait à Danone ?

Elie Cohen : Danone, contrôlée éventuellement demain par Pepsi, ferait toujours des yaourts, produirait toujours des fromages, et aurait donc toujours besoin de lait. Les conventions que Danone passe avec les producteurs laitiers ne seraient pas, à mon sens, fondamentalement remises en cause. Par hypothèse, si Pepsi achète Danone, il lui faudra mettre sur la table énormément d’argent. Pepsi a donc intérêt à ce que Danone croisse, se développe, et soit rentable. Pepsi, contrôlant Danone, aura toujours besoin de lait.

Golgt : Un mariage avec une multinationale suisse (donc européenne) comme Nestlé ne serait-elle pas souhaitable pour contrer le marché américain (PepsiCo et Coca-Cola) avec sa vision anglo-saxonne de fonctionnement ?

Elie Cohen : Danone est aujourd’hui une entreprise qui fait 13,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires et qui est concentrée dans trois secteurs d’activités : l’eau, les produits laitiers frais et les biscuits. Sur chacun de ces marchés, Danone est soit première mondiale, soit très bien classée. Donc Danone n’a pas besoin, a priori, de consolider une position qui est déjà très forte. Danone, dans ses trois métiers de base, n’a pas besoin de partenaire, ni européen ni américain.

La vraie question est la suivante : Danone a-t-elle besoin d’exercer plus que les métiers qu’elle exerce aujourd’hui ? Doit-ellel par exemple aller vers les boissons sucrées, vers les snacks, vers les condiments, la bière, la charcuterie... ? La réponse est : Danone exerçait par le passé ces métiers et y a renoncé. Danone croit à la valeur d’un modèle économique basé sur les produits à connotation bien-être, santé. Danone, du reste, a une très bonne rentabilité dans deux de ses trois métiers de base et Danone, en termes de valorisation boursière, est dans une position favorable. Toute fusion avec Nestlé, Pepsi, Unilever, Kraft ou autre aboutirait à une multiplication des activités, à une diversification des métiers, et probablement à une moindre rentabilité. Danone, clairement, n’a pas intérêt à multiplier ses métiers.

Le problème pour Danone est qu’elle est la 6e mondiael dans le secteur, que jusqu’à présent, elle s’est développé par croissance interne, et que si elle veut se protéger contre des prédateurs, elle doit grossir. Mais il y a deux manières de grossir : soit en faisant des acquisitions - mais Danone n’en a probablement pas les moyens -, soit en améliorant encore davantage sa pénétration sur les marchés nouveaux dans ses secteurs traditionnels et en améliorant encore plus sa rentabilité. Le choix de M. Riboud est clairement ce second choix. Par contre, si Unilever ou Nestlé faisait une OPA sur Danone, et si même cette OPA devenait amicale, alors Nestlé + Danone pèserait un tel poids que Bruxelles obligerait le nouveau groupe à céder des activités. Je rappelle juste un chiffre : Nestlé aujourd’hui fait un chiffre d’affaires de 55,5 milliards d’euros. Donc l’idée d’un mariage Nestlé-Danone ne me semble pas à l’ordre du jour.

Toto : Quels sont les groupes européens pouvant venir à l’aide de Danone ?

Elie Cohen : C’est très simple. Quand on regarde les six premiers grands groupes alimentaires mondiaux, on a en premier Nestlé (suisse), 2e Kraft (américain), 3e Pepsi (américain), 4e Unilever (européen), 5e Coca (américain), 6e Danone. Donc seuls Nestlé et Unilever pourraient se rapprocher de Danone pour former un groupe européen. Mais encore une fois, Nestlé est déjà trop gros, et Unilever n’est pas aussi performant que Danone.

Steve13 : L’interventionnisme de l’Etat dans cette affaire a eu pour conséquence de faire chuter les cours de l’action de Danone, donc à court terme le cours de l’action pourrait chuter plus que prévu. Dans ce cas, une rumeur d’OPA peut-elle devenir réalité, car Danone deviendrait vulnérable ?

Elie Cohen : Quand on fait ce type de remarque, il faut décrire l’ensemble du cycle. Au départ, Danone cotait à 72 euros environ, et la rumeur a fait qu’il est monté à 92. Et il est en train de retomber à 85, et même à 85 on est encore très au-dessus de 72. La question deviendrait pertinente si Danone chutait au-dessous du niveau de départ, à savoir 72 euros. Aujourd’hui, cette hypothèse n’est pas vraisemblable, et donc votre question n’est pour le moment pas d’actualité.

MORYOU : A quel prix se ferait l’OPA, selon vous ?

Elie Cohen : Si Pepsi décidait de faire une OPA sur Danone, on sait que Pepsi pourrait aller bien au-delà des niveaux que nous avons constatés sur le marché. Parce que Pepsi verrait dans certaines parties de Danone des relais de croissance formidables, notamment à l’international, en Asie, dans les pays d’Europe centrale et orientale, donc il y a différentes rumeurs qui courent, mais d’après les bruits qui courent sur les marchés, Pepsi pourrait aller au-delà de 100 euros. Mais ma conviction est que si Pepsi lançait une OPA hostile, il y aurait une bataille boursière, et on sait quand commencent les batailles, à quel prix elles commencent, on ne sait jamais à quel prix et quand elles finissent. Pour être tout à fait clair, une OPA hostile déclenchée par Pepsi susciterait sans doute une contre-OPA de l’un des acteurs européens. Mais encore une fois, le gouvernement français ayant émis des signaux très négatifs, je pense que le soufflé va retomber.

Locfer : France Télécom achète une grosse entreprise espagnole, Taittinger est vendue aux Américains..., pourquoi autant de passion envers Danone ?

Elie Cohen : La question est tout à fait légitime. Comme vous le savez, France Télécom est en train de finaliser l’acquisition d’une société de téléphone mobile espagnole. EDF a racheté il y a un mois une société électrique italienne. Chacun célèbre en France les acquisitions réalisées par des multinationales à base françaises, il est difficile de comprendre pourquoi les Français n’admettent pas la démarche réciproque. Malgré tout, il y a deux réponses à votre question. La première, c’est que la prise de contrôle de Pechiney par Alcan a laissé de mauvais souvenirs. Pechiney était un fleuron technologique français, il maîtrisait la meilleure technologie de l’électrolyse au niveau mondial, et la prise de contrôle de Pechiney par Alcan a abouti à un quasi-démantèlement de ce groupe. Les Français ne veulent pas qu’il arrive le même sort demain à Danone. En d’autres termes, ils craignent le risque de démantèlement, le risque lié au déménagement des sièges sociaux. En un mot, ils craignent la perte d’affectio societatis.

Deuxième raison : Danone incarne le bon goût français, à tort ou à raison. Danone est une entreprise patrimoniale. Donc les Français et leur gouvernement verraient sans doute d’un mauvais œil une marque comme Danone passer sous le contrôle de Pepsi, qui, à l’inverse, a une image de produits moins valorisante.

Pascal1998 : L’affaire Pechiney ne justifie-t-elle pas la réaction de la classe politique vis-à-vis de cette OPA aujourd’hui virtuelle ? Avons-nous suffisamment de "champions nationaux" pour nous permettre d’en perdre un ?

Elie Cohen : La réponse est très simple : dans une économie de marché ouverte, dans une économie organisée autour de la propriété privée, dans une économie où le financement des entreprises et le contrôle des entreprises se jouent sur les marchés financiers, l’Etat français n’a littéralement pas le droit d’interférer avec la vie financière d’une entreprise privée cotée. Lorsqu’on veut contrôler des champions nationaux, qu’on veut les maintenir sous le drapeau français, en un mot, lorsqu’on veut protéger le capital national, il n’y a qu’une solution, c’est la nationalisation. Danone est une entreprise privée cotée. 84 % de ses actionnaires sont des actionnaires petits ou moyens, intervenant sur les marchés, ces actionnaires ont le droit d’acheter et de vendre des titres à leur guise, et les actionnaires français, allemands, espagnols, anglais, n’ont pas à tenir compte de l’intérêt national français. Si l’on veut donc conserver Danone, cette "cathédrale de Chartres nationale", il faut trouver les moyens pour que capitalistiquement, son contrôle reste français, ce qui veut dire constituer un bloc de contrôle avec des investisseurs durables français. On peut imaginer que le Crédit agricole, la Caisse des dépôts, des caisses de retraite, forment un bloc d’actionnaires qui contrôlerait majoritairement Danone, et dans ce cas, des problèmes d’interférence d’éventuels prédateurs étrangers ne se poseraient plus. Mais encore une fois, aujourd’hui, Danone est une entreprise au capital fragmenté, une entreprise non contrôlée, et 42 % de son capital sont d’ores et déjà détenus par des investisseurs étrangers. Il faut s’habituer à l’idée que dans une économie de marché, les capitaux vont dans les deux sens. La France peut acquérir des actifs à l’étranger, et vice versa. Et si l’on veut échapper durablement à cette règle de marché, il faut revenir à l’économie administrée.

Le_bon_mat : L’Etat n’aurait-il pas cherché à redorer son image sociale en prenant comme prétexte cette rumeur d’OPA sur un symbole français ?

Elie Cohen : Je crois que l’internaute qui pose cette question a mille fois raison. Il s’est passé quelque chose d’étonnant avec cette rumeur d’OPA. 1) Danone, qui était décriée il y a trois ans comme fossoyeur du modèle social français, comme entreprise privilégiant les délocalisations, comme entreprise mue essentiellement par une logique boursière, est aujourd’hui métamorphosée en champion du modèle social français, en leader du bon goût français. Et donc, de ce simple point de vue, la rumeur a eu des effets terriblement bénéfiques pour l’entreprise au niveau national.

2) Le gouvernement, qui pouvait passer pour hésitant en matière de politique industrielle, comme insuffisamment déterminé dans la défense des intérêts de la France en Europe et dans le monde, est là aussi métamorphosé en champion de la défense de la cause nationale, de l’emploi national, de l’industrie nationale, et du modèle alimentaire national.

Il y a donc deux incontestables gagnants à cette rumeur. Je crains pour l’avenir des pertes plus fondamentales. D’une part, la France donne d’elle-même une image interventionniste, protectionniste, frileuse, alors que ce n’est pas la réalité de sa contribution à l’économie mondiale. D’autre part, Danone donne d’elle-même l’image d’une entreprise qui se réfugie dans les plis du drapeau national, alors que Danone a un bon modèle économique, une bonne stratégie, et qu’elle est de surcroît très performante. A chacun de juger la balance des avantages et des inconvénients de la crise de nerfs qu’on vient de vivre au cours des derniers jours. Je crains sur la durée que les effets négatifs l’emportent sur les bénéfices de court terme.

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