Chat : Arcelor-Mittal, les enjeux d’une fusion
mardi 27 juin 2006
Chat/débat en direct avec les lecteurs de lemonde.fr à l’occasion de la fusion Arcelor-Mittal.
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Barzel : Est-ce sérieux de dire que cette fusion ne supprimera aucun emploi ? Et si oui, quel est l’intérêt financier de cette fusion ?
Elie Cohen : On peut estimer qu’il n’y a pas de problème d’emploi majeur dans la fusion Arcelor-Mittal en Europe, pour la raison simple suivante : les actifs des deux entreprises en Europe sont complémentaires, Arcelor étant très présent dans les aciers de spécialité, Mittal étant plutôt présent, mais faiblement, dans les aciers de commodité. Il n’y a donc pas de problème de redondance, donc il y a une faible probabilité de rationalisation en Europe.
Pourquoi cette fusion ? La fusion en fait s’explique par des complémentarités géographiques et sectorielles au niveau mondial, l’enjeu pour Mittal est de moderniser ses usines grâce au savoir-faire d’Arcelor, l’enjeu pour Mittal est de bénéficier des technologies d’Arcelor pour rehausser le niveau de ses productions dans ses usines américaines et asiatiques. En fait, Mittal achète les compétences, le management, les savoir-faire et les technologies d’Arcelor.
SvenKalmfors : Peut-on vraiment parler de fusion ? N’est-ce pas plutôt une acquisition ?
Elie Cohen : D’un point de vue capitalistique, il est clair que M. Mittal achète Arcelor. Du point de vue du modèle économique, les choses sont différentes. En fait, M. Mittal valorise le modèle économique d’Arcelor basé sur des aciers de haute qualité et il valorise également les compétences du management d’Arcelor, si bien que dans le nouvel ensemble, c’est le modèle économique d’Arcelor et le management d’Arcelor qui domineront. Il n’en reste pas moins que capitalistiquement, c’est Mittal qui achète Arcelor.
Vatel : Arcelor a-t-il vraiment mis en concurrence Mittal et Severstal, ou ce dernier n’a-t-il été qu’un instrument commode pour mettre la pression sur Mittal ?
Elie Cohen : Arcelor a vraiment joué la carte russe, car celle-ci présentait plusieurs avantages. Arcelor avait déjà un partenariat industriel ancien avec Severstal. Une usine commune avait même été bâtie en Russie. M. Mordachov et M. Dollé avaient déjà travaillé ensemble, et on peut considérer que Severstal a été le chevalier blanc d’Arcelor.
Simplement, la technique financière envisagée pour réaliser la fusion entre Arcelor et Severstal avait un effet pervers décisif. Elle permettait mécaniquement à M. Mordachov d’avoir 38 % du capital du nouvel ensemble, de devenir ainsi de fait l’actionnaire de référence, sans avoir à en payer le prix sous forme d’une OPA à 100 %. C’est ce dispositif qui a provoqué la révolte de certains actionnaires d’Arcelor. C’est ce dispositif qui a affaibli le front uni du management et du conseil d’administration d’Arcelor. Et c’est cette faille qui a été exploitée avec application par Mittal pour rendre la fusion Severstal-Arcelor de plus en plus impopulaire.
Rétrospectivement, on peut donc considérer que Severstal a servi de lièvre pour faire monter les enchères et conduire à la troisième offre financière de Mittal. Mais la vérité commande de dire que M. Dollé a vraiment cru que M. Mordachov allait le sauver des griffes de M. Mittal.
SEB : Une OPA du russe Severstal sur Arcelor est-elle encore possible et réaliste ?
Elie Cohen : Techniquement, Severstal peut toujours surenchérir sur l’offre de Mittal. Pratiquement, ce n’est guère envisageable, car M. Mordachov n’a pas les moyens d’une telle surenchère. D’autant que pour ce faire, il faudrait :1) qu’il fasse au moins aussi bien en termes de valorisation globale, c’est-à-dire 40 euros par action ;
2) que la part en cash soit au moins égale à celle proposée par Mittal ;
3) que l’actif Severstal soit certifié par des experts indépendants pour que les actionnaires d’Arcelor puissent accepter d’être payés partiellement en titres Severstal.
Ces trois éléments additionnés font que cette hypothèse d’une OPA de Severstal sur Arcelor est hautement improbable.
S Lecomte : Le conseil d’administration d’Arcelor peut-il, selon vous, se maintenir en place malgré sa perte de crédibilité (avec toutes les conséquences négatives que l’on peut entrevoir sur la gouvernance future d’Arcelor-Mittal s’il se maintenait) ?
Elie Cohen : Le problème ne se pose pas ainsi, car dans le protocole d’accord qui a été signé par M. Mittal, les conditions de la gouvernance future sont déjà prévues, et il a été décidé du nombre d’administrateurs Mittal, du nombre d’administrateurs Arcelor, du nombre de représentants des salariés, et du nombre d’administrateurs indépendants. Il y aura donc, en pratique, départ de la majorité des administrateurs actuels d’Arcelor et formation d’un nouveau conseil d’administration, dans lequel une parité Arcelor-Mittal sera respectée pour cinq ans.
Mortimer : La fusion de Mittal et d’Arcelor peut-elle amener à une situation d’abus de position dominante ? Dans quelle mesure cette fusion peut-elle créer un monopole sur le marché de la sidérurgie ?
Elie Cohen : La fusion Arcelor-Mittal est, comme je l’ai indiqué au début de mon propos, une fusion qui se fait sur la base d’une double complémentarité géographique et de modèle économique. Géographique dans le sens où les points forts de l’un sont les points faibles de l’autre. D’autre part, Arcelor est un aciériste de spécialiste, et Mittal un aciériste de commodité.
Un seul problème de concentration se pose véritablement, c’est sur le marché nord-américain. Et c’est tout l’enjeu de l’activité Dofasco, cet actif canadien acquis par Arcelor et qui est à l’origine de l’OPA de Mittal. Le nouvel ensemble Arcelor-Mittal devra céder des actifs aux Etats-Unis. Va-t-on céder plutôt des actifs Arcelor ou plutôt des actifs Mittal ? la question n’a pas été tranchée dans le protocole d’accord. M. Mittal a même déclaré : nous nous sommes mis d’accord pour estimer que nous étions en désaccord. C’est au prochain conseil d’administration qu’il reviendra de décider.
Gregory : Le groupe Arcelor a placé l’innovation au cœur de sa stratégie et a consacré à la R&D [recherche et développement] un effort important, jusqu’à ce jour. Cela ne semble pas avoir été le cas du groupe Mittal. A votre avis, dans quel sens évoluera le groupe Arcelor-Mittal dans ce domaine ?
Elie Cohen : C’est justement tout l’enjeu de cette fusion, qui est de savoir quel est le modèle économique qui va s’imposer. Je rappelle que le modèle économique d’Arcelor était basé sur trois composantes :
1) privilégier les aciers de spécialité, i.e. à fort contenu technologique ;
2) privilégier les partenariats à long terme avec les clients utilisateurs plutôt que de s’aligner sur les prix volatils du marché international ;
3) refuser l’intégration verticale de la mine de fer à la tôle d’acier.
Mittal a privilégié une stratégie rigoureusement inverse. Quel modèle va s’imposer dans le cadre de la nouvelle entité ? M. Mittal a déclaré publiquement qu’il se ralliait au modèle économique d’Arcelor, mais qu’il entendait le déployer au niveau mondial, qu’il ne s’interdisait pas de faire des optimisations ici ou là, et qu’il comptait sécuriser les approvisionnements en minerais du nouvel ensemble.
Résultat : on peut estimer que c’est le modèle Arcelor qui s’impose, mais avec une expansion mondiale et avec un certain degré d’intégration verticale.
Ronan_Le_Guellec : Passé cinq années, est-il envisageable que le conseil d’administration ne soit plus composé que d’administrateurs Mittal ?
Elie Cohen : Après les cinq années, Mittal est délié de ses engagements actuels. Il peut prendre la majorité, et donc composer un conseil à sa convenance. Il peut aussi considérer que pour animer un groupe mondial, il faut une certaine diversité des représentations nationales et culturelles au sein du conseil d’administration, et maintenir donc une certaine diversité. Légalement, toutefois, après cinq ans, il reprend sa liberté.
Vatel : Les deux groupes fusionnés ne peuvent-ils envisager une OPA sur un Severstal maintenant isolé ?
Elie Cohen : Les deux groupes fusionnés vont peser 110 millions de tonnes d’acier produites au niveau mondial, i.e. trois fois plus que le premier concurrent qui les suit. Il n’est donc pas raisonnable d’envisager que le nouvel ensemble fasse rapidement de nouvelles acquisitions, sauf si des opportunités se présentaient ici ou là. Je pense en particulier à la Chine, à la Turquie. Mais je ne vois pas d’acquisition majeure faite en Russie dans le contexte présent, et ce surtout après la gifle reçue par M. Mordachov et les oligarques russes avec la réalisation de la fusion Arcelor-Mittal.
Je pense plutôt que la consolidation va reprendre entre les autres concurrents d’Arcelor-Mittal. Je pense aux différents groupes russes, au groupe anglo-néerlandais Corus. L’hypothèse d’une fusion supplémentaire lancée par Arcelor-Mittal n’est donc pas probable.
Julien : Quelles seraient les conséquences de cette fusion sur l’ensemble des investissements en Chine ?
Elie Cohen : L’eldorado pour la sidérurgie mondiale, c’est bien sûr la Chine, et ce pour trois raisons :
1) la production d’acier chinoise monte très rapidement et les besoins sont considérables ;
2) l’industrie chinoise reste très fragmentée. Il y a donc des opportunités de consolidation ;
3) la sidérurgie chinoise a besoin de technologie pour monter en gamme.
Je pense donc qu’Arcelor-Mittal fera une acquisition en Chine et participera à la consolidation chinoise. Ce qui aurait pour effet capitalistique de diminuer la part du capital d’Arcelor-Mittal contrôlée par M. Mittal et sa famille.
ZOLA17 : Cette fusion peut-elle entraîner une concentration dans le secteur de l’acier ?
Elie Cohen : La fusion Arcelor-Mittal est le point de départ d’une consolidation de l’industrie sidérurgique mondiale. Et c’est d’ailleurs le mérite de Lakshmi Mittal que d’avoir eu cette vision le premier et d’avoir lancé son attaque fulgurante sur Arcelor. Une fois réalisée la fusion Mittal-Arcelor, tous les grands acteurs sidérurgiques mondiaux, les Thyssen-Krupp, les Posco, les Nippon Steel, les Corus, les Bao Steel deviennent des nains par rapport à Arcelor-Mittal.
Il y aura donc nécessairement plusieurs vagues de concentrations à l’initiative des Russes, des Chinois, et, donc, M. Mittal aura bien lancé un processus qui à terme aboutira à la formation de quelques très grands groupes mondiaux.
Pour nous Européens, c’est une amère leçon. Le refus de Thyssen-Krupp de participer à la formation d’Arcelor a été une formidable occasion manquée. Aujourd’hui, l’Europe est le terrain d’affrontements d’entrepreneurs capitalistes des pays émergents. Et les gouvernements européens sont spectateurs d’une consolidation voulue par les Mittal, les Mordachov, en attendant l’émergence d’entrepreneurs chinois.
Snoop : La désormais probable fusion Arcelor Mittal, considérée il y a peu comme absurde, n’est-elle pas le signe que les entrepises ont définitivement sombré entre les mains des financiers ?
Elie Cohen : La fusion Arcelor-Mittal avait été sévèrement critiquée par nombre de spécialistes, dont moi-même, au motif qu’il y avait hétérogénéité de modèles économiques, insuffisante valorisation des actifs d’Arcelor et problème de gouvernance au sein de Mittal.
L’accord auquel on aboutit aujourd’hui ne règle pas vraiment la question de la diversité des modèles économiques, sauf à admettre l’idée que M. Mittal s’est rallié au modèle Arcelor. L’offre financière de M. Mittal valorise aujourd’hui correctement les actifs d’Arcelor, et les problèmes de gouvernance ont été réglés par un protocole qui établit une parité entre Arcelor et Mittal. Au total, le compromis actuel est bien plus favorable à Arcelor que ne l’était la première OPA hostile.
Maintenant, s’il est clair que M. Mittal a gagné, ce n’est pas pour autant le triomphe de la finance. M. Mittal est un entrepreneur, M. Mittal est un sidérurgiste, et M. Mittal est un capitaliste global. C’est donc une vision de l’avenir sidérurgique qu’il a animée, ses projets sont des projets industriels, et comme en même temps c’est un capitaliste familial, il compte bien s’enrichir. C’est une opération industrielle.
Jeff : Devrait-on voir se stabiliser les prix de l’acier avec ces différentes concentrations, ou est-ce essentiellement lié à la forte demande via la Chine et l’Inde ?
Elie Cohen : Les prix de l’acier ont fortement augmenté pendant les trois dernières années, à cause essentiellement des besoins de la Chine et des retards au démarrage de nouvelles unités de production. Cette hausse des prix s’est transmise en amont et en aval, le minerai de fer a ainsi fortement augmenté, et les tôles d’acier pour l’industrie automobile ont aussi beaucoup augmenté.
Dans l’avenir, le prix de l’acier sera fonction de la rapidité avec laquelle les nouvelles unités de production chinoises seront mises en route. Il sera également fonction du rythme des croissances chinoise et indienne. Pour le moment, on assiste à un tassement des prix, alors que la croissance chinoise est vigoureuse, et le reste.
Antoine : Comment pouvez-vous expliquer la levée de boucliers européenne, et particulièrement française (alors que l’Etat n’est pas actionnaire) contre cette OPA faite par un groupe néerlandais (listé aux Pays-Bas et à New York), mais à dimension mondiale, et dont l’actionnaire de référence est de nationalité anglaise mais d’origine indienne, sur un autre groupe (Arcelor) basé au Luxembourg et à actionnariat dilué mais majoritairement européen ?
Elie Cohen : Connaissez-vous beaucoup d’entreprises européennes basées à Rotterdam, dont les actions sont suivies avec passion par la presse populaire indienne, qui suscitent l’intervention du ministre de l’industrie indien auprès des autorités françaises et qui entraînent une mobilisation de la presse économique indienne, qui interpelle le président Jacques Chirac lors de son voyage en Inde ?
Il faut arrêter les hypocrisies juridiques. M. Mittal est un Indien installé à Londres qui a fait sa fortune dans les pays émergents, et qui a lancé une OPA hostile contre une entreprise européenne, Arcelor, née du regroupement des sidérurgies française, luxembourgeoise, belge et espagnole. Affirmer cela, ce n’est diminuer en rien les qualités de visionnaire et d’entrepreneur du tycoon indo-anglais, M. Mittal. C’est par contre reconnaître et affirmer qu’Arcelor, qui est un véritable actif européen né à la suite de restructurations financées par les gouvernements européens, aujourd’hui, est passé sous contrôle d’un entrepreneur issu d’un pays émergent. Et il faut méditer la leçon.
Aujourd’hui, en Chine, en Inde et dans les pays arabes, il y a des réserves financières considérables, il y a du capital humain en abondance, il y a des entrepreneurs qui piaffent d’impatience. Et parce que les Européens n’aiment pas leurs entreprises, ne détiennent pas leurs actions, les entrepreneurs des pays émergents, dans la voie ouverte par M. Mittal, viendront faire leurs emplettes en Europe. Cela a plusieurs effets :
1) ce sont des centres de pouvoir européens qui passent sous contrôle d’investisseurs étrangers. Pour la première fois dans l’histoire de la sidérurgie française, le patron d’Usinor-Sacilor ne sera pas français, ni même probablement européen ;
2) les richesses créées par cette entreprise européenne ne bénéficieront pas à des actionnaires européens. Tout cela ne devrait pas laisser indifférents l’opinion publique française et européenne, et a fortiori, les gouvernants européens.
Qu’on cesse donc l’hypocrisie d’une entreprise européenne Mittal qui rachète une entreprise européenne Arcelor !
Duck : Cette fusion se base sur le présupposé d’une société mondiale ouverte. Or l’on sait que certains secteurs stratégiques libèrent les tendances protectionnistes de certaines nations, à l’image des Etats-Unis. Pourquoi l’acier n’est-il pas un secteur stratégique ? N’est-ce pas plutôt parce que l’Europe ne considère plus aucun secteur stratégique dans le cadre d’un modèle d’expansion quasi illimitée ? N’y a-t-il pas une certaine naïveté du provincialisme européen en la matière ?
Elie Cohen : La sidérurgie a été considérée par les Européens comme un actif stratégique après la seconde guerre mondiale, et il ne vous a pas échappé que les débuts de la Communauté européenne se sont faits sous les auspices du charbon et de l’acier. L’acier a longtemps été un matériau stratégique pour l’industrie de défense. Aujourd’hui, plus personne ne considère que l’acier soit un actif stratégique. C’est tout au plus une commodité largement disponible sur les marchés mondiaux, et dont les prix sont davantage pilotés par les besoins chinois que par la rareté.
S’agissant des Etats-Unis à présent, le débat sur le patriotisme économique se pose à peu près dans les mêmes termes qu’en France : comme en France, une liste de secteurs exclus a été établie, comme en France, on s’interroge sur la réforme des instances habilitées à autoriser des acquisitions étrangères. Comme en France, on s’interroge sur la frontière à délimiter entre le stratégique et le non stratégique.
Le vrai problème, pourtant, n’est pas là à mes yeux. Aux Etats-Unis, il y a une vraie culture actionnariale. Et les ménages américains détiennent dans leurs fonds de pension des actions américaines et d’autres parties du monde. La richesse créée aux Etats-Unis et hors des Etats-Unis profite aux épargnants américains, et prépare la retraite des Américains. Rien de tel en France, et c’est ce qui devrait nous faire réfléchir.
Au-delà des discours fumeux sur le patriotisme économique, l’enjeu majeur est celui de la création de richesses et des bénéficiaires de cette création de richesses.
Ronan_Le_Guellec : Arcelor a été remis sur pieds par le contribuable français. Pourquoi ce dernier ne recueille jamais les fruits de ses investissements ?
Elie Cohen : C’est une très bonne question. Les gouvernements français ont mis près de 150 milliards de francs dans le redressement de la sidérurgie française. Et aussi invraisemblable que cela puisse paraître, lorsque la privatisation d’Usinor-Sacilor a eu lieu, aucune clause de retour à meilleure fortune n’a été prévue. Et c’est sous le gouvernement Jospin, je crois, que la participation résiduelle de l’Etat français dans Usinor-Sacilor a été cédée. Légalement, donc, le gouvernement français n’avait rien à dire sur l’opération Arcelor-Mittal, et bien entendu, il n’en tire aucun bénéfice.
Moubs : Comment voyez-vous l’évolution du cours de l’action du groupe Mittal ?
Elie Cohen : Il y a aujourd’hui une baisse du titre Mittal parce que l’opinion commune est que M. Mittal a payé trop cher l’acquisition d’Arcelor. Je rappelle qu’avant le lancement de l’OPA, le cours d’Arcelor se traînait entre 18 et 20 euros, et que la troisième offre de M. Mittal est à plus de 40 euros. Il est rare qu’à l’occasion d’une OPA on offre une prime qui varie entre 80 et 100 % par rapport au dernier cours de l’entreprise cible avant OPA. Et, bien entendu, plus le cours de Mittal baissera et plus la valeur finale d’Arcelor baissera, puisque l’offre Mittal est structurée un tiers en cash, deux tiers en titres.
Egunonganixe : Depuis presque deux ans il semble que l’on assiste à des fusions-OPA massives dans plus ou moins tous les secteurs (mines, sidérurgie, banques, transport maritime et aérien, etc.) Il semble, en outre, qu’il s’agisse souvent d’agglomération ou d’intégration verticales, pourquoi ? Si cela est le cas (intégrations verticales), ces entreprises ne prennent-elles pas un risque énorme ? Si tout est cyclique, sommes-nous au début ou à la fin de ce cycle des agglomérations ? Ces mouvements correspondent-ils à une logique purement boursière ? N’y a-t-il pas risque de surchauffe ou d’explosion de la bulle spéculative ?
Elie Cohen : Oui, il y a bien accélération du mouvement de fusions-acquisitions. Pourquoi ? la raison essentielle, me semble-t-il, tient au fait que d’un côté il y a d’immenses réserves financières, chez les fonds de private equity, chez les hedge funds, chez les épargnants chinois, indiens, arabes et russes.
Face à de telles masses financières, les opportunités d’investissements sont relativement rares, car l’Europe est en dépression économique, la Chine investit sa propre épargne et les investissements colossaux qu’il faudrait faire en matière énergétique sont bloqués pour des raisons géopolitiques. On comprend donc que ces masses financières viennent s’investir là où c’est plus facile, c’est-à-dire sur les Bourses occidentales, et plus particulièrement sur les entreprises cotées.
Deuxième question : les opérations de fusion obéissent-elles essentiellement à un principe d’intégration verticale ? la réponse est non. Lorsqu’on observe les grandes acquisitions dans les secteurs de la banque et de l’assurance, il s’agit plutôt de concentrations horizontales multidomestiques.
Lorsqu’on regarde ce qui se passe dans le domaine de l’énergie, on observe plutôt le phénomène suivant : d’anciens monopoles nationaux déréglementés et libéralisés vont faire leurs emplettes sur les autres marchés voisins.
Dans les domaines des télécoms, on observe des investissements de fonds de private equity ou de pays émergents pour développer de la téléphonie mobile dans les régions les plus reculées de la planète.
Dans le domaine minier et des matières premières, on assiste à des opérations de concentration très coûteuses parce qu’il est plus facile aujourd’hui d’acheter une entreprise qui marche que de mettre en exploitation de nouvelles réserves ou de nouveaux gisements.
Ce qui me frappe donc, c’est plutôt le caractère tous azimuts de ces opérations.
Troisième question posée : s’agit-il d’opérations essentiellement financières ? la réponse, là aussi, est négative. Certes, comme je l’ai dit, les fonds de private equity et les fonds d’arbitrage interviennent beaucoup, s’enhardissent, décident souvent de l’issue des batailles. Mais il ne faut pas négliger pour autant un fait à mes yeux beaucoup plus important, et qui est que les grandes entreprises mondiales, notamment américaines et européennes, après avoir subi le choc des crises financières à répétition de la bulle Internet, de la bulle Enron, ont fait un remarquable travail de désendettement, de rationalisation de leurs structures financières, de rationalisation économique, et ce sont ces entreprises musclées, nerveuses, allégées, qui repartent à la conquête du monde.
Au total, je pense que le mouvement actuel de fusions-acquisitions obéit à une triple logique :
?1) une logique d’expansion mondiale qui conduit les groupes à accélérer leur mondialisation en étendant leur empreinte géographique ;
?2) une accélération de l’intégration européenne du fait de l’achèvement du marché unique et de la constitution de la zone euro ; on ne comprend pas autrement les mouvements dans l’énergie et dans la banque qui sont intervenus récemment en Europe ;
?3) le rôle des nouvelles technologies de l’information, de leur croissance et de la multiplication de produits et de services numériques qui conduisent à la formation de véritables nouveaux empires dans l’industrie et les services. Et là je pense particulièrement à la téléphonique mobile et à l’Internet, où l’on voit à la fois apparaître des groupes nouveaux d’origine des pays émergents (exemple : l’égyptien Sawiris avec Orascom) et, d’un autre côté, le développement des opérateurs européens en quête d’une plus grande part de marché mondiale (Vodafone ou Orange).
Chat modéré par Constance Baudry
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